L'oeil d'Anaël Pigeat sur Anne Brégeaut, Malakoff, Maison des Arts, jusqu'au 24/03/13
Au Pays du jamais-jamais, celui dont Peter Pan est le héros, mais aussi celui qu’Anne Brégeaut a conçu pour son exposition à la Maison des arts de Malakoff, le temps est arrêté. Et les enfants tristes – d’avoir déjà perdu leur enfance – se réfugient dans les souvenirs qui hantent leur mémoire.* Mais « nos souvenirs ont-ils jamais vraiment existé ? » dit une phrase écrite au mur comme une apparition. C’est une réflexion sur le temps, sa suspension ou sa circulation, le temps qui passe, toujours un peu pareil, jamais vraiment le même. À l’entrée de l’exposition, une chambre de maison de poupée, détachée de son corps de logis, offre immédiatement une plongée dans un monde imaginaire. Comme si c’était vrai, on pourrait presque y entrer, mais comme c’est faux, elle est juste un peu trop petite. Au lieu d’une fenêtre, il y a la lune. L’Heure bleue donne le ton de tout le parcours, comme la lumière de ces fins d’après-midi propices à la rêverie et au vagabondage de l’esprit. La notion et la figure de la maison occupent, chez Anne Brégeaut, une place fondamentale. Il s’agit à la fois d’un espace mental (on voit dans ses dessins et ses sculptures beaucoup de cerveaux), d’une image maternelle qui prend parfois la forme d’un coquillage, d’un lieu d’isolement comme le territoire d’une île (des enfants perdus). Dans une tension très vive, la maison est à la fois un refuge dont les couleurs pastel sont protectrices et apaisantes, et un trou noir, motif étrange et terrifiant que l’on retrouve sur la table coupée en deux de l’Heure bleue, de part et d’autre du mur de la maison. Que ce soit dans ses sculptures, ses films d’animation ou ses peintures à la gouache, Anne Brégeaut juxtapose et fait cohabiter des images que la logique interdirait d’assembler. Elle représente de vrais objets inspirés d’univers fantasmatiques fermés sur eux-mêmes, comme cette station de métro en forme de palmiers à West Hollywood, ou Neverland, le ranch (du jamais-jamais ?) de Michael Jackson en Californie. Les Chroniques martiennes de Ray Bradbury ont inspiré plusieurs dessins récents ; c’est aussi le cas de films comme Twin Peaks (Paradis perdus), de séries télévisées comme Le Prisonnier, et d’émissions télévisées comme Casimir (The Island of Lost Men). Ici l’histoire de Superman donne lieu à la Forteresse de la solitude. Un peu plus loin, c’est la revanche du Petit chaperon rouge qui, revu à la lumière de la Psychanalyse des contes de fées de Bruno Bettelheim, assène de grands coups de hache à un arbre très phallique sur lequel sont creusées des entailles plutôt féminines – tous les codes sont ici allègrement inversés. Dans cet univers enfantin qui ne l’est pas vraiment, Anne Brégeaut dessine toujours des perspectives rabattues. Et c’est l’usage de la gouache qui leur donne toute leur profondeur. Ses teintes sont éclatantes, jubilatoires même ; on dirait du velours. D’ailleurs, un iris (Breughel de velours ?) occupe le centre d’une étrange petite peinture dans laquelle un chevalier (servant) s’attaque, la lance en avant, à cette fleur monumentale sur fond d’immeubles en briques rectilignes. Comme l’explique Anne Brégeaut, la gouache n’est pas faite pour des effets de transparence, elle est simple, efficace, directe. À l’image de son travail. Comme des jouets qu’un enfant traine derrière lui, comme les réminiscences et les souvenirs que l’on traine derrière soi, flous et précis à la fois, des Paysages oubliés jonchent l’exposition. Ce sont des sculptures colorées, en mousse, résine et bois, montées sur des roulettes, qui ont l’allure d’îlots, ou de bulles décollées du sol. Ils évoquent à la fois des espaces de liberté et d’enfermement. L’un d’entre eux représente une colline-cerveau ponctuée de cyprès, cet autre une piste de cirque ou un plateau de cinéma qu’il est impossible de fuir, cet autre est une vague géante contre laquelle un petit soldat de plomb voudrait se battre ; un autre encore évoque une terre isolée dans la mer, parcourue par une route rose fluorescente qui en fait le tour. Cette boucle, qui nous fait « tourner en rond », on la retrouve dans deux petits films d’animation, Ma place au soleil dans lequel un personnage déplace sans cesse sa chaise pour échapper (comme le ferait un chat) à l’ombre mouvante d’un arbre, et Happy End où un homme et une femme semblent marcher sur une plage au coucher du soleil alors qu’ils font du sur-place. Ces boucles nous font perdre nos repères. Dans une grande peinture murale sur fond rose, des routes se croisent et dessinent d’autres boucles ; des panneaux indiquent « la mauvaise direction ». On dirait du papier peint, à la différence près que tous les motifs sont peints à la main, et faussement répétés puisqu’ils sont tous différents. Tous les chemins mènent à la mauvaise direction. C’est pourtant avec nos erreurs, avec nos décisions trop hâtives et avec ces mondes imaginaires que l’on se construit progressivement, que l’on devient un peu adulte. S’il en est un, ce qui n’est pas tout à fait certain, peut-être est-ce là que se trouve le salut qu’Anne Brégeaut nous propose ?
Anaël Pigeat
Anne Brégeaut, Maison des Arts de Malakoff, 105, avenue du 12 février 1934, 92240 Malakoff. Jusqu’au 24/03/13.