Yusuf Sevincli, Paris, galerie Les Filles du Calvaire, du 04/12/13 au 11/01/14
Yusuf Sevincli est un jeune photographe turc qui se promène le jour et la nuit dans les rues d’Istanbul pour en capter la grâce et le frémissement.
Quand le voyageur débarque à Istanbul « la Magnifique », il découvre au premier regard ces mille minarets, essaim rythmant son immense territoire autant que les bateaux rythment ses mers. Emerveillé, il s’immerge dans le fourmillement de ce peuple et le bruissement de ses mille épopées. Plus rarement, il peut vouloir partir à la recherche de sa scène artistique contemporaine.
Celle-ci est encore éloignée de la tension qu’impose le marché mais pas nécessairement des préoccupations de l’art contemporain, au contraire. Incontestablement, cette ville millénaire est en passe de se forger une place dominante tant elle héberge de nombreux artistes de la zone orientale en son sein. Sa biennale lui vaut déjà l’attention internationale et, à la présence de fondations puissantes et de centres d’art pointus, s’ajoute l’apparition accélérée de galeries pour offrir un programme dynamique.
L’amateur peut aisément se confronter à des travaux dont les préoccupations conceptuelles et politiques rejoignent celles de leurs voisins, tels les artistes activistes libanais(1), tant ils illustrent les grands débats démocratiques qui secouent la zone. A l’opposé, il est encore fréquent de tomber sur d’improbables kitscheries mais elles n’offensent personne et répondent, sans doute, au besoin décoratif ancré dans la culture orientale, dont Istanbul réunit tous les motifs et toutes les couleurs. Plus exceptionnellement, on peut découvrir des expressions livrant au regard quelques secrets, parcelles d’intime au parfum d’inconnu qui mêlent, une fois encore, les effluves de l’orient et de l’occident à la manière d’Un thé au Sahara de Paul Bowles. Il ne s’agit plus, pour autant, d’exotisme orientaliste mais de croisements libérant des écritures contemporaines de leurs attaches premières pour venir s’amarrer à de nouvelles rives culturelles. Et ce cabotage marche désormais dans les deux sens. Si, depuis toujours, Istanbul attire l’Européen et le nourrit de sa culture, elle fournit aujourd’hui de plus en plus d’artistes, turques et affiliés, reconnus internationalement. Elle est devenue le point d’ancrage d’une scène émergente enrichie par des créateurs de toutes origines, parfois plus libres là que dans leur pays.
Yusuf Sevinçli est turc et stambouliote. Il y est arrivé jeune pour étudier et y vit déjà depuis une quinzaine d’années, entouré par une communauté d’artistes, photographes pour la plupart, avec qui il partage cette passion pour l’image. Chacun d’entre eux reflète à sa manière l’effervescence créative de cette scène émergente. Leurs préoccupations et leurs styles sont très divers mais ils mettent en commun leurs expériences,
leurs voyages et s’enrichissent de leur échanges, qu’ils soient intellectuels ou fraternels.
La frappante singularité de l’image de Yusuf Sevinçli est qu’elle est pour ainsi dire « rescapée »(2), tant il glane ses clichés au hasard de la vie et profite de ses offrandes les plus inattendues. D’un noir et blanc très contrasté, au grain épais et à la surface souvent griffée, ces images fugaces de la vie quotidienne s’imprègnent ainsi d’une atmosphère hors du temps. Incidemment, ces photographies ne semblent plus rendre compte de l’instant présent mais d’un monde rêvé et d’une époque incertaine, égarée dans l’échelle du temps. Manifestement, son désir n’est pas de donner à voir la réalité telle qu’elle est, mais plutôt une vison subjective et ressentie du monde.
Dans sa pratique, cet artiste émergent a été influencé, ou plus justement s’est trouvé « libéré », quand il a rencontré une tendance photographique qui s’inscrit dans le champ de l’image contemporaine(3) d’une manière différente de celle du reportage ou du documentaire social. Ardemment, même si elle ne porte pas vraiment de nom ni ne peut se définir comme une école, cette mouvance a porté de nombreux artistes en France comme à l’étranger(4). Les noms qui s’y rattachent, Strömholm, Petersen, d’Agata, entre autres, font immédiatement jaillir de notre mémoire visuelle des images fortes, crues voire agressives (au moins par leur sujet), aux cadrages surprenants, baignées dans une pénombre dense. D’autres noms moins connus résonnent, notamment celui d’Ali Taptik. Une des figures de ce courant en Turquie, il porte dans son travail la noirceur éventuelle de cette ville, évoquant une sexualité exacerbée et une violence qui sourde parfois dans Istanbul.
Comme la photographie turque est encore jeune, elle n’a pas de certitude dans ses ancrages et a besoin de s’ouvrir à de nouvelles perspectives grâce à des apports extérieurs. C’est aussi à cause de cela que cette photographie est passionnante tant elle est libre, enthousiaste et spontanée.
A cette « nouvelle » scène se rattachent d’intéressants travaux très divers tant celle-ci absorbe les références avec beaucoup de transgressivité. C’est le cas pour Sevinçli car, si son travail a émergé sous les auspices de Petersen, son écriture lui appartient. De fait, sa culture et son histoire alimentent un univers bien différent, unique pour sa douceur et son indicible sensualité. Les images jouent d’une relative noirceur mais elles ne sont ni sombres ni morbides. Au contraire, elles sont ouvertes à la vie. Il y a dans sa posture un désir de ne pas perdre son histoire ni la regarder mourir. A cause de cela, il nous livre les vestiges d’une culture encore vivace dans un pays en pleine mutation, comme par exemple l’image d’une des dernières maisons stambouliotes, bâtie en bois, livrée au feu, ou celle d’oiseaux s’envolant du fond d’une ruelle pentue et ruisselante. Ou bien encore, il capte cette vision hallucinatoire d’un réparateur qui ne descendra probablement plus de son lampadaire tant il semble y être accroché pour toujours. La nostalgie est au coin de l’énième impasse du quartier Beyoglù où Sevinçli se promène à longueur de jour et de nuit, mais la vivacité photographique de ses captations rappelle leur contemporanéité.
A l’occasion, il nous parle d’amour, s’arrête sur le charme d’un corps en livrant au regard un morceau de peau d’où affleure une sensuelle fragrance. Quelques visages enfantins frappent par leur innocence illuminée, rappelant l’imagerie des frères Lumières ou de Chaplin. Des bambins masqués jouent dans les ruelles et les terrains vagues, tandis que des petites filles surgissent dans des images, telles des merveilles, anges éternels, emblèmes du désir d’enfance. Leurs minois, au regard malin, fixent avec candeur le spectateur, comme ceux de ces jeunes filles que l’on dirait siamoises tant leurs frimousses se serrent l’une contre l’autre.
Yusuf Sevinçli sait aussi saisir les errants et autres noctambules qui colorent Istanbul de mixité et de fantaisie, à la croisée des cultures. Il tire de leurs corps des volumes et des aplats contrastés, tel ce dos d’homme où s’étale un liquide blanchâtre qui rappelle « dripping » abstrait. Il capte souvent un détail, un fragment, comme les jolies jambes au collant percé d’une punkette, des chardons plantés dans un vase, l’ampoule pendant d’un plafond écaillé (…) pour lui accorder un autre destin visuel. Les formes surgissent de l’ombre, traversant des rais de lumière et les rayures subies par le négatif, pour créer des prismes et des illuminations. Les images sont généralement structurées par l’éclairage mais peuvent contenir une géométrie de par leur sujet : pans d’immeubles abstraits, ossature de barnum laissé à l’abandon sur une plage lunaire, architectures au futurisme vieillot issues des vestiges d’un palais de la découverte décati.
Il n’y a pas nécessairement de message dans l’œuvre de Yusuf Sevinçli, ou alors, il est allusif, comme s’il désirait s’abstraire des remous politiques, pour se soucier de ce qu’il reste de l’humanité, à la manière d’un Sergio Larrain dont les images éclairent le futur douloureux du Chili de leur pureté éblouissante(5). Ce photographe est en effet un fabricant de rêves en image. Dans les derniers travaux, son errance visuelle s’est élargie à l’Europe où il voyage. De Naples à Paris en passant par Marseille(6), il poursuit sa quête d’un monde silencieux où seul le bruissement fugace de la vie le maintient en éveil.
Christine Ollier
Yusuf Sevincli, « Post », galerie Les Filles du Calvaire, 17, rue des Filles-du-Calvaire, 75003 Paris. DU 04/12/13 au 11/01/14.