Zoran Music dans son atelier parisien, interview par Anne kerner, 1995

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A 86 ans, l’ami de François Mitterand,Zoran Music était l’un des derniers monstres sacrés de l’art du 20ème siècle. L’artiste qui vivait entre Paris et Venise, témoigne d’une vie interrompue par la guerre et son séjour à Dachau. Retour en 1995 dans son atelier parisien.

Anne Kerner : Votre peinture, c’est le paysage slovène de votre enfance. Quel est votre plus lointain souvenir ?
Zoran Music : J’avais peut être 5 ou 6 ans… Je suis né juste au bord du Carso, un haut plateau entre la Vénétie orientale et l’Istrie. C’est un désert, avec des buissons jaunes et rouges l’été, noirs l’hiver. A l’intérieur, il y a des grottes encore inexplorées. Lorsque nous allions voir des parents à Trieste, nous le traversions en train. Ce paysage, réduit à l’essentiel, m’est resté pour toute la vie.

A.K. : Vous l’avez retrouvé ailleurs aussi ?
Z. M. : Lorsque je suis arrivé en Castille en 1935, je me suis dis exactement: « J’ai çà chez moi » !

A.K. : D’où vient cette fascination pour le minéral?
Z. M. : Ce n’est pas seulement le minéral… J’ai vécu dans cette ambiance de désert, et ensuite, avec les camps de concentration, j’ai compris… Le paysage, c’est comme les milliers de cadavres entassé par terre, à Dachau, où j’étais prisonnier pendant un an. J’ai compris l’essentiel de la vie… Supprimer l’anecdotique. Dans ma peinture, tout est pareil, rien ne change. Tout est réduit au minimum de moyen.

A.K. : Vous dessiniez beaucoup à Dachau. Vous avez conservé ces dessins ?
Z. M. : Non, je les ai donné au musée de … A la Libération, il en restait seulement une quarantaine. Je l’ai avais caché dans l’usine où je travaillais.

A.K. : Vous les considérez comme un témoignage ?
Z. M. : Non. Vous savez, un peintre doit dessiner, c’est irrésistible, c’est la vie. Mais il y avait des choses tellement incroyables, impossible à imaginer. J’étais presque sûr de mourir et donc que personne ne pourrai voir cela.

A.K. : En 1945, vous vous installez à Venise. C’est la période des « paysages dalmates »…
Z. M. : Lorsque je suis à passé à côté des petites collines siennoises, je me suis retrouvé à nouveau dans le camp, devant les cadavres. Et de ces collines devenues un souvenir de cadavres, unies au semi-désert dalmate, est sortie une oeuvre plutôt poétique. Peut être, avais-je besoin, à la sortie de cette nuit, de revenir à la magie de l’enfance.

A.K. : Vous peignez donc de mémoire ?
Z. M. : Oui, toujours. Je ne peux pas me mettre devant un objet. Lorsque vous avez un modèle, vous êtes devant une surface. Je veux entrer en profondeur. C’est l’émotion ressentie qui se conserve et se développe. Si elle est vraie, elle reste pour toujours. Par exemple les camps, c’est toujours devant moi.

A.K. : Vous y pensez tous les jours ?
Z. M. : Tous les jours, sans même y penser. C’est là. C’est même un bien, parce que vous n’êtes pas distrait par les choses futiles.

A.K. : En 1951, vous vous installez à Paris alors en pleine euphorie gestuelle. Vous avez souffert de ne pas être « dans le vent » ?
Z. M. : A Paris, tous les grands professeurs faisaient cette peinture abstraite, et moi je venais avec mon bagage dalmate. J’ai douté absolument. Aujourd’hui, je peux le dire, je me suis égaré. Mais au fond, c’était toujours le même paysage, un peu plus parisien.

A.K. : Vous étiez tenté par l’abstraction?
Z. M. : Oui, j’ai travaillé un peu d’une manière fabriquée, construite. Peut être avec un peu moins de cette émotion dont nous parlions tout à l’heure. Mais à l’intérieur, ca travaillait tout de même, puisque dans les années 70, je suis retourné sur mon chemin, les morts sont revenus…

A.K. : …25 ans après Dachau, avec le cycle « Nous ne sommes pas les derniers »...
Z. M. : Chaque chose qui marque avec force votre être, doit mûrir… Je n’ai pas tout de suite trouver la forme…

A.K. : Pourquoi à ce moment là ?
Z. M. : Il n’y a pas d’explication. Je savais seulement que ca devais sortir, mais je ne savais pas comment. C’était une libération. J’ai commencé de nouveau à respirer, à vivre. Il y a seulement quatre ou cinq toiles de ce cycle.

A.K. : Votre palette de couleurs est toujours elle aussi liée à la terre…
Z. M. : Derrière mon dos, était la mer, toujours. C’est étrange, je n’ai jamais regardé la mer. Je me suis toujours tourné vers la terre, les pierres, les rochers, l’herbe qui brûle…les couleurs de la terre. Ce sont des images que vous gardez toute le vie. Lorsque je vois des peintres très coloristes, au bout d’un moment, ca m’agace !

A.K. : En ce moment que faites vous ?
Z. M. : Je peins des « viandante ». C’est un homme qui voyageait dans les siècles passés, comme Dürer, ou comme ce savant qui en 1802 est parti à pieds de Leipzig jusqu’à Syracuse. Jean-Jacques Rousseau parlait de promeneur solitaire… C’est le mystère…

A.K. : Le Mystère ?
Z. M. : C’est la chose la plus importante… Francis Bacon dans la peinture contemporaine, Peter Handke, Thomas Bernhard, Cioran, que je lis en ce moment…. C’est la dedans que se trouve le mystère.

Propos recueillis par Anne Kerner le 23 février 1995.

 
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