Oleg Kulik, l'art et la vie, Paris, galerie Rabouan Moussion, en permanence
Ambiance cathédrâle pour l’exposition de Kulik. Murs peints en gris, rideaux à l’entrée, musique spirituelle… L’ambiance montre le changement de ton de l’artiste qui s’est tourné vers les rites tibétains. Mais les images de ses anciennes performances sont là. Et bien là. Brutales. Morbides. Choquantes. L’homme chien apparaît dans tous ses états. En homme nu tiré par une laisse, toujours nu glissé dans la neige. Heureusement que nous avions rencontré l’artiste qui a expliqué clairement sa démarche. Car si les photos sont de très belles qualité, il faut s’attendre au pire !
Image, photo Jacqueline MoussionJe remercie vivement la galerie Rabouan Moussion et en particulier Jacqueline Rabouan sans laquelle cette rencontre n’aurait pu voir le jour. Je remercie aussi Nastya pour toute la patience dont elle a fait preuve pour la traduction en directe de l’interview d’Oleg Kulik. Je remercie aussi évidemment Oleg Kulik qui m’a apporté énormément lors de cette rencontre en 2009.
A.K. : Comment a débuté votre travail d’artiste ?Tout a commencé dans mon enfance. Mes parents m’ont toujours dit que j’avais envie de devenir un artiste. Vers 15 ans, je n’avais pas l’impression que l’ « artiste » et Oleg Kulig étaient deux entités différentes. Donc après mes 15 ans, j’ai vécu. C’est comme parler de la nourriture, de la haine, de l’amour, de l’eau… tout ce qui compose la notion même de la vie. Pour moi, toutes les réactions de la vie ne se séparent pas : d’une part en réactions artistiques et d’autre part en réactions de la vie… Quand j’étais enfant, je vivais toujours dans un monde imaginaire. Donc tout au long de ma vie, de mes expériences, le monde est passé d’un monde imaginaire à un monde réfléchi. Mais ces deux mondes coexistaient ensemble. Je considère même ma naissance comme une performance amusante. Ma mère est arrivée à la maternité quand Gagarine est arrivé dans l’espace. Les gens de l’hôpital criaient : « l’homme est dans l’espace ! ». Et comme personne ne pensait que cela pouvait être vrai, ils disaient selon l’expérience précédente : « Ce n’est pas l’homme qui est dans l’espace, c’est le chien ». Ma mère entendait donc ces voies : « L’homme, le chien dans l’espace ». 46 ans plus tard, j’ai réalisé une œuvre qui s’appelle « Le cosmonaute ». En 2007, cette pièce était présentée au musée Guggenheim de New York dans l’exposition intitulée « La Russie» Ma mère ouvre alors le journal et l’article s’appelle « L’homme-chien dans l’espace ». Elle s’est souvenue tout de suite des phrases qu’elle entendait à ma naissance. Donc pour moi, en 2007, ce fut la fin d’une performance qui a duré 46 ans. Toutes mes œuvres peuvent être plus ou moins intenses mais elles font partie d’une seule et même œuvre.
Qu’elle est justement votre définition de la performance ?La performance c’est quelque chose qui n’est pas encore devenue de l’art mais qui a cessé d’être la vie. C’est imperceptible, indéfini. Chaque fois que l’on parle de la notion d’amour, tout le monde imagine tout de suite, la tendresse, les baisers… mais une fois que le baiser a eu lieu, il faut avoir de l’intention. L’œuvre d’art c’est comme un baiser et la performance, c’est l’intention. C’est une porte qui s’ouvre sur un autre univers où tout est possible… Chaque fois que je regarde une œuvre d’art, je ne sais plus ce que je ressentais lorsque j’ai crée cette œuvre. Ce qui est important c’est le moment où l’action, où la réflexion a cessé. On agit sur le moment, sur l’impulsion, sur le réflexe. J’ai réfléchi avant, après, mais l’action n’est que le côté visible de l’iceberg. Dans mes performances, le critère de la transgression apparaît en premier. Je devenais un peu fou, métamorphosé. C’était comme une transe. C’est sûrement pour cela que je me suis retrouvé au Tibet. Je me mettais déjà en transe, dans un état spirituel extrême.
Est-ce que votre œuvre est politique ?Oui puisque toutes les œuvres qui ne sont pas politiques font partie du design. C’est peut-être pas forcément politique mais il faut ressentir le contexte de manière très aigue. Ca peut être politique mais aussi personnel.
Si vous n’aviez pas été en Russie auriez vous fait cette œuvre là ?Imaginez un empire gigantesque, très puissant qui a grandi sur des traumatismes très puissants. Cet empire a crée un monde artificiel, un monde refermé sur lui-même. C’est comme le revers du miroir. Ce monde existait sans dieu et sans argent. Donc tout le monde vivait d’une manière communautaire à l’image d’une famille unique. L’art parlait de cette manière de vivre. Mais tout d’un coup le miroir s’est cassé et cet empire a disparu. N’oubliez pas que dans l’empire anglais il y avait beaucoup de guerres coloniales. Tous les empires disparaissaient sous la pression de l’extérieur alors que l’empire soviétique a disparu pour des raisons intérieures : parce que les gens ont cessé de croire en lui. En même temps le système culturel s’est effondré en Russie. Et tout d’un coup tout le monde s’est retrouvé dans une situation où l’on ne pouvait croire seulement à ses impulsions. Ce qui est difficile à comprendre pour un homme occidental. Imaginez que vous vous réveillez le matin sous le régime communiste. Chez nous, cela s’est passé de cette manière là. Donc nous avons vécu pendant un certain temps sous le régime communisme et tout d’un coup on nous a dit, maintenant on va vivre sous le régime capitaliste. Dans les années 90, chacun imaginait son monde à lui, imaginait ses propres règles. Donc c’était comme une immense performance qui a duré toutes les années 90 sous Gorbatchev.
Et le régime actuel ?Après le régime communiste, je considère tous les autres régimes comme de l’art. Car tout se ressemble de l’intérieur. On se rend compte que les gens n’ont pas de plan d’action, cela se voit chaque jour. Tout le monde y voit de la mauvaise volonté. Et si la population ne comprend rien, il ne faut pas croire que les gens qui sont au pouvoir comprennent quelque chose ! C’est un pays très difficile à vivre. C’est pour cela que l’art n’est jamais harmonieux. Il est soit trop commercial, soit trop violent. C’est très créatif mais un peu infantile. Donc finalement n’importe quelle création artistique ressemble à une performance. Actuellement l’art essaie de trouver des critères esthétiques tout comme le gouvernement essaie de trouver sa place dans le monde extérieur.
Vous êtes passé du communisme à l’ultralibéralisme ?Malgré la limitation de la liberté du citoyen, seule la couche supérieure réalise des « magouilles ». C’est pour cela que les occidentaux ne le remarquent pas. Il y a beaucoup d’escrocs, cela ressemble à ce qui se passe d’habitude dans le tiers monde. Il y a beaucoup de gens faibles qui ont besoin d’un régime très fort. Poutine n’était pas méchant. Il ne buvait pas le sang du peuple. Le peuple l’aimait énormément. Il était très populaire chez les russes et soutenu par 90% de la population. Par contre, il existe beaucoup de gouverneurs des villes qui sont liés à la mafia et se prennent pour des stars, des dieux. Poutine se bat contre cela, contre ces fonctionnaires malhonnêtes.
Vous pouvez être reconnu désormais dans votre pays ?J’aurais pu aussi être reconnu sous le régime communiste mais j’aurais été emprisonné. Aujourd’hui, j’organise des expositions, on a fait un film sur moi diffusé dans de nombreuses salles de cinéma, on a commencé à acheter des photos documentaires sur mon travail. J’ai beaucoup de succès. Mais bien sûr je ne peux pas devenir très populaire car le pays ne connaît pas très bien l’art contemporain. Je suis reconnu comme un homme très scandaleux qui a choqué la société. Mais je suis très respecté.
En fait, votre performance était une nécessité face à la crise ?Oui, je devais me limiter par rapport au monde extérieur. La bonne performance est assimilée à une action religieuse. L’intensité de mes performances n’avait même pas besoin d’avoir de sens. J’arrivais nu sur mon espace, j’étais quelqu’un d’intouchable. Je n’étais plus un homme. J’ai donc vécu cette expérience de « l’homme chien » comme pour surmonter la crise. Si on dit que l’art n’existe plus, que le temple s’est effondré dans l’union soviétique, il n’y a alors plus que soi-même qui puisse devenir à la fois la structure, le système et le temple.
La nudité était la seule façon de réagir ?La nudité, c’est l’ouverture pour le dialogue. L’ouverture pour les sentiments. Elle symbolise la nudité « extrême ».
Dans les années 90, il fallait crée le « temple » à l’intérieur de soi-même alors qu’aujourd’hui il faut transmettre ce « temple » de l’intérieur vers l’extérieur. Je participe à l’expérience incroyable de la transformation du pays. Et cela coïncide avec la transformation et la globalisation du monde entier.
Oui, cela correspondait. J’ai essayé de « parler » le langage de la société qui est une violence accompagnée d’humanité.
Et je ne suis pas du tout violent en ce moment. Pour moi, l’ouverture, c’est l’humanité. Aucun geste n’est gratuit.
Si la structure soviétique a été démolie, il est très heureux qu’elle se restructure. La société humaine ne peut pas vivre sans structure ni hiérarchie. Donc je dois aussi participer à la structure de la nouvelle hiérarchie. Finalement mes performances symbolisaient « l’enfance » de la Russie. Elle est encore à quatre pattes mais essaye de se lever.
Comme nous en avons parlé, chez moi, l’art et la vie sont deux notions qui ne sont pas séparées, c’est très beau quand on en parle. Cela m’a amené au fait que tout a été dominé par l’art. J’ai tout à coup ressenti des choses inattendues dans mes relations avec le monde, mes relations personnelles, Et tout d’un coup, j’ai vécu la séparation entre l’art et la vie. J’ai reçu un choc. J’ai perdu d’un coup l’intérêt pour l’art. Et comme il n’existait rien d’autre pour moi que l’art, j’ai ressenti la mort, un vide. J’avais l’impression de mourir. Je me suis retrouvé dans le désert de Gobie. Nous étions 25 personnes. C’était très difficile. Il faisait trop chaud, poussiéreux et la plupart des membres de mon équipe sont partis tout de suite. Durant les trois mois de ce voyage, il n’y a que six personnes qui sont arrivées au bout du voyage. Et ce sont les conditions difficiles de ce voyage qui m’on fait oublié toutes les difficultés émotionnelles que je ressentais.
Donc la vie en Mongolie diffère de la vie que je mène quotidiennement. Ici la vie est d’un grand confort mais en même temps elle est très complexe. Tout est très ambiguë. Tandis qu’en Mongolie, la vie est simple, brutale, pure. Les relations sont aussi très claires, transparentes. Là-bas, je me repose et je me soigne. J’ai compris là-bas, que le sentiment religieux est fondu dans la vie. En Mongolie il n’y a pas de temple. Il existe des yourtes où la population fait des actions chamaniques. Or, on construit des temples quand il n’y a pas cette croyance dans la vie.
La manière de vivre tibétaine est en quelque sorte le modèle de l’art qui n’est pas séparé de la vie. J’ai acquis l’harmonie entre l’esprit et le cœur, les sentiments. J’ai trouvé le moyen selon un dicton russe : « que les loups soient nourris mais les agneaux sont en vie ». L’enseignement très ancien est la base de l’enseignement du Tibet. Chez l’homme occidental, le corps est dominé par l’esprit, en Orient c’est le contraire. En Europe, je suis confronté au monde réfléchi, évolué, développé, en Orient je suis confronté avec le système et des structures très réfléchies mais pour l’étude de soi-même. J’aimerais beaucoup réunir ces choses là dans mon œuvre pour que mon esprit réalise de la meilleure manière les impulsions envoyées par mon cœur. Ce cœur qui est lié avec les organes émotionnels. Après le Tibet, je n’ai pas fait grand-chose. Rien n’est fait, d’ailleurs. Tout est en gestation. J’ai réalisé quelques petites choses, des esquisses mais j’ai l’impression qu’il y a une véritable perestroïka à l’intérieur de moi-même. En Russie elle a eu lieu il y a 20 ans. Et la plupart des gens s’en rendent compte seulement aujourd’hui. Les œuvres que je vais faire maintenant seront faites comme par un autre artiste. Les nouvelles œuvres seront totalement différentes de mon activité précédente comme si elles étaient faites par un autre artiste.
Comment considérez-vous les changements actuels ?Je considère la situation dans le domaine artistique actuel comme l’illusion de se tromper. Je me suis rendu compte de l’importance de l’homme, de la société, de l’histoire, et j’aimerais exprimer mes idées avec des sentiments profondément religieux. Mais la notion du religieux est contraire à la religion. Car la religion cherche quelque chose d’inchangeable tandis que le sentiment artistique est une performance constante. Peu importe ce qu’il va devenir et l’art qu’il va faire plus tard, ce qui importe ce sont les changements qui vont se passer en lui. Ils vont être sérieux et réfléchis. A l’intérieur de lui donc dans son art.
Pour vous c’est important d’être reconnu en Russie ?Cela m’étonne plutôt. Car cette période est terminée. C’est comme si on ne parlait pas de moi mais d’un autre. Je suis fini pour la Russie et pour moi-même. La vrai perestroïka ne commence pour moi que maintenant. Avant il y avait un vrai chaos. Maintenant il y a la volonté de reconstruire, d’ordonner les choses. Et c’est ce qu’il y a de plus dur car il n’y a pas de savoir faire dans mon pays. Si la Russie a ses défauts, elle a compris qu’elle a des ennemis politiques et que l’Occident peut être honnête et adulte mais a également des intérêts bruts qui ne correspondent pas forcément aux intérêts de mon pays. C’est le monde des « adultes ». Qui aimerait voir quelqu’un qui était toujours un « enfant » devenir tout à coup adulte et faire de la concurrence ? La Russie peut aussi mordre maintenant. Il faut juste traiter le chien que symbolise la Russie d’une manière respectueuse sinon elle peut aussi mordre.
Anne Kerner
“Oleg Kulik », Galerie Rabouan Moussion, 121, rue Vieille du Temple, 75003 Paris. Tél. : 33 1 48 87 75 91. www.galerie-rabouan-moussion.com En permanence.
Image: Jacqueline Rabouan-Moussion.