Agathe May, Galerie Catherine Putman, Paris, du 14.01 au 11.03.2017

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Professeur d’histoire de l’art à l’université de Paris I Sorbonne, Pierre Wat offre un texte magnifique sur l’oeuvre d’Agathe May. 

Agathe May «La forêt» (détail), 2016 | xylographie en noir et blanc sur papier Japon | 122 x 244 cm Courtesy l’artsite - Galerie Catherine Putman

Agathe May «La forêt» (détail), 2016 | xylographie en noir et blanc sur papier Japon | 122 x 244 cm Courtesy l’artiste – Galerie Catherine Putman

« Au bord du monde », par Pierre Wat, 2016

L’homme accumule et le désert croît, par étouffement. Le déchet, ce reste toxique du grand festin contemporain, est l’outil de cette stérilisation. Jerrycan, boîte vide, chaussure usée, plat abandonné, ressort détendu, le monde tel qu’il apparaît dans les derniers travaux d’Agathe May, n’est qu’une immense nature morte, ou, plutôt, une nature en train de mourir à force d’être envahie par ces objets épuisés que l’homme, dans sa course à l’infini, ne cesse de générer. « Dans tous les états de la société, écrit Georg Christoph Lichtenberg dans l’un de ces aphorismes, les Lumières consistent à avoir des notions justes de nos besoins essentiels. » Agathe May est une artiste des Lumières en temps d’obscurité : position périlleuse, qui demande de reconquérir sans cesse son équilibre. Car mettre cette lucidité à l’œuvre exige bien autre chose qu’un simple retrait hors d’un monde qu’on réprouve – la tour d’ivoire est le lieu d’une autre stérilité. Il faut donc inventer une manière de se tenir au bord du monde : ni expulsée, ni fascinée, ni complètement dedans, ni vraiment dehors, au bord donc.

Cette façon de marcher à la lisière, oscillant entre présence au monde et sentiment
de non appartenance, hante la plupart des travaux récents. Nous chantions, dansons maintenant, où deux êtres nus, qui pourraient être nous, portent une poubelle do- mestique d’où des déchets s’échappent, devenant soudain projectiles vifs ou astres formant constellation. Le nid, cet abri paradoxal accueillant une jeune femme et des oiseaux sur un lit de bois mort. La forêt, où l’intrication mortifère des branches trop nombreuses offre décor et armature à un jeu d’objets vidés de leur valeur d’usage. Aucune naïveté, chez Agathe May, nulle quête d’un jardin d’Eden perdu que l’on pour- rait, par on ne sait quel miracle de l’art, reconquérir quand même.
L’homme a tout refaçonné : les oiseaux sont en cage, les arbres sont plantés si ser- rés qu’ils se tuent en s’enlaçant, les êtres humains se font statues de pierre – seuls
les déchets volent et vivent d’une vie absurde. Une lumière blanche et froide, lunaire, nimbe ce monde entre deux, dont on ne saurait dire s’il apparaît ou disparaît. Nulle ré- signation, pour autant, car dans l’entre deux quelque chose est encore possible, dont ces œuvres témoignent par leur puissance allégorique, qui fait revenir le sens là où ne régnait que la quantité.
Agathe May grave le trivial avec la mémoire de la grande peinture, et c’est cette ten- sion, délibérément anachronique, qui donne à ses travaux leur force narrative, proche de la fable. Un sac poubelle devient boîte de Pandore laissant échapper les vices de notre temps, tandis que ceux qui le portent, dans leur nudité, réveillent les fantômes d’Adam et Eve chassés du Paradis. Quant à cette jeune femme qui se penche sur un trou envahi d’objets dont on ne peut dire s’ils en jaillissent ou s’y abîment, sa posture méditative vient nous rappeler que la mort règne aussi en Arcadie.
Comment habiter là ? Comment vivre dans ce monde où les seuls nids possibles sont des abris précaires faits de branches mortes, où les appartements sont des mémoires éclatées, saturées par l’absence, où le collage est la seule intrusion possible des corps dans les prés fleuris ? Que faire dans un monde où l’homme met la liberté dans des volières, nage sur des océans de beauté dont il ne voit rien, se tient debout dans l’innocence perdue de sa jeunesse, tandis que derrière lui, d’autres, qui ne trouvent nulle place où vivre, crachent sur ce sol inhospitalier ? Les images d’Agathe May n’ap- portent pas de réponse, car elles sont la question, le miroir lucide venant se substituer au beau miroir aux alouettes que nous n’avons eut de cesse de produire tel le grand outil du leurre contemporain.

D’où lui vient, alors, cette capacité à résister à l’illusion des reflets, si ce n’est de la façon qu’elle a eu de faire d’un écart délibéré une forme de résistance. « C’est sur ce socle et dans ce temps qui m’est propre, soutenue par une technique marginalisée dont je transgresse les règles, que j’arrive, il se semble, dans un grand écart absurde, à ne pas être absorbée par un monde dans lequel je ne veux pas me reconnaître. Aussi, il n’est pas question de plaire. Mais mon hypersensibilité fait que mes œuvres absorbent autant de malaise et de colère que d’émerveillement face au monde . » [1] Agathe May se tient à sa place, celle que son travail conquiert, au bord du monde, au bord du gouffre, dans cette posture bancale où il lui est, pour l’instant, encore possible de ne pas basculer, regardant en face ce trou sans fond que ne combleront jamais nos vaines richesses. Sans doute sa capacité à résister à l’attraction du gouffre est-elle portée par un autre aphorisme de Lichtenberg, en forme de conseil : « Efforce-toi de ne pas être de ton temps. »

[1] Agathe May, entretien avec Rainer Michael Mason, La théorie de l’inadaptation, Galerie Catherine Putman, Paris, 2014.

Galerie Catherine Putman, 40 rue Quincampoix, 75004 Paris. Tél : 01 45 55 23 06. 

Du 14.01 au 11.03.2017.

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