Stefan Brüggemann, l’insaisissable.
Découvrir une oeuvre de Stefan Brüggemann est perturbant. Ma première fois fut à la foire de Bâle. Une oeuvre toute d’or. Travaillée. Retravaillée. Imprévisible. Entre visible et lisible. Une interrogation qui existe depuis la nuit des temps. Un questionnement soulevé par beaucoup d’artistes depuis la seconde guerre mondiale, informels puis conceptuels. Littéraires. L’artiste adore cela. Joke. Titres de fims, name-dropping, formules de publicité ou du web…. Stefan Brüggemann , entre Mexico et Londres, joue, s’amuse, pervertit à n’en plus finir les mots et l’espace. La matière, le signe et sa signification. Il provoque encore et éclabousse la galerie de cet or dont on pourrait chercher les significations dans la religion, la politique, la culture, l’histoire de l’art et la grande Histoire. En 2018, Jean-Max Colard intitulait un article consacré à l’artiste « Littérature in jet-ski mode ». Et c’est bien pour cela que le regard se laisse glisser et perturber par les palimpsestes vertigineux et tellement désirables des oeuvres de l’artiste et que le corps se laisse emporter dans les feuilles d’or créées, pendant le confinement, pour l’installation de la galerie Hauser & Wirth de ST Moritz. On est là. On regarde et l’on entend un cri. Puis un silence. Une contemplation comme une méditation qui dit le temps présent et sa vacuité, le digital et son néant. La matière sacrée griffée, malmenée, torturée presque, puis recouverte des slogans de notre temps prend à la gorge. Stefan Brüggemann serait post punk, pop, minimaliste ? Peu importe. Il ne vient de nulle part et pourtant tient entre ses mains un lourd héritage. Celui d’une civilisation en pleine interrogation. Et c’est qui fait sa force.
Stefan Brüggemann a crée son installation à la galerie Hauser & Wirth pendant le confinement. Interview du 9 juillet 2020.
Anne Kerner : : Dans votre exposition à Saint-Moritz, vous présenterez des œuvres produites pendant le confinement. Au vu de vos engagements politiques, économiques et sociaux, que pensez-vous de cette crise sanitaire mondiale ?
Stefan Brüggemann : Je pense que tous les événements nous changent même si nous ne le remarquons pas immédiatement. Le monde traverse évidemment une grave crise. Cependant, cela pourrait être une opportunité. On dit souvent que les meilleures œuvres d’art sont créées en temps de crise. J’ai eu le sentiment que chaque œuvre que j’ai faite pour cette exposition pourrait être la dernière. Les artistes ne sont peut-être pas des «premiers intervenants» ou des «travailleurs essentiels», mais nous avons le devoir de répondre à ce moment historique avec le même engagement qu’« ils » démontrent. Ils entrent dans leur travail en sachant qu’ils ne vivront peut-être pas assez longtemps pour voir la fin de cette crise. Avec cette série je voulais demander, questionner, savoir quelle serait ma dernière peinture, quels seraient mes derniers mots ?
A. K. : Pouvez-vous nous expliquer plus précisément votre approche critique et esthétique développée dans cette exposition ? Pouvez-vous expliquer la relation entre ce médium et les poèmes / slogans?
S. B. : Les slogans et la feuille d’or soulèvent tous deux des doutes existentiels sur notre avenir immédiat. Les slogans et l’or détiennent tous deux une promesse de valeur: si nous acceptons ces promesses, si nous achetons ce qui est vendu, c’est l’essence de notre relation spéculative qui est liée à notre avenir. Je m’intéresse à la primauté de ce type de spéculation et de relation dans notre culture. Le philosophe slovène marxiste, Slavoj Žižek, a dit un jour qu’il pensait secrètement que «la réalité existe pour que nous puissions spéculer à son sujet». C’est très vrai.
A. K. : Votre approche utilise toutes les formes d’expression artistique. En effet, vous êtes aussi bien artiste que commissaire d’exposition, poète … D’où vient ce désir d’expression totale ?
S. B. : En tant qu’artiste, je ne me sens pas obligé de faire un seul type d’art d’une seule manière. Je crois que la liberté est intrinsèque à l’expression artistique et cela nécessite une certaine agilité. En ce qui concerne l’impact politique de mon travail, je ne suis pas un politicien et mon travail n’est pas une forme de campagne politique. Qu’il y ait un seul spectateur ou qu’il y en ait plusieurs, ce qui m’importe, c’est que mon travail crée avec succès un espace de doute dans lequel notre perception de la réalité pourrait changer.
