Sally Mann, Jeu de Paume, Paris. Du 18 juin au 22 septembre 2019.

Home / Sally Mann, Jeu de Paume, Paris. Du 18 juin au 22 septembre 2019.

Sally Mann, Jeu de Paume, Paris. Du 18 juin au 22 septembre 2019.

SALLY MANN
MILLE ET UN PASSAGES

Depuis plus de quarante ans, Sally Mann (née à Lexington, États-Unis, en 1951) réalise des photographies tout à la fois expérimentales, élégiaques et d’une beauté obsédante, qui explorent les thèmes fondamentaux de l’existence : la mémoire, le désir, la mort, les liens familiaux et l’indifférence souveraine de la nature à l’égard des entreprises humaines. Ce qui assure l’unité de ce vaste ensemble, c’est son ancrage au sein d’un seul et même lieu, le Sud des États-Unis. Originaire de l’État de Virginie, Mann a longtemps écrit sur ce que signifie vivre dans le Sud et être identifiée à cette région. Forte de son amour profond pour sa terre natale et de son intime connaissance de son histoire tumultueuse, elle soulève dans son travail des questions incisives – relatives à l’histoire, à l’identité, au racisme et à la religion – qui résonnent au-delà des frontières géographiques et nationales. « Sally Mann. Mille et un passages » examine comment les relations de la photographe avec ce territoire ont façonné son œuvre et en quoi le legs du Sud des États-Unis, à la fois patrie et cimetière, refuge et champ de bataille, continue d’exercer son influence sur l’identité américaine. Structurée en cinq sections – «Famille», «La terre», «L’ultime et pleine mesure», «Demeure avec moi», « Ce qui reste » –, l’exposition inclut de nombreuses photographies qui n’ont encore jamais fait l’objet d’une publication ou d’une présentation au public. Son titre est inspiré d’un vers du poète écossais John Glenday : « L’âme opère mille allers et retours, le cœur, un seul », qui évoque le profond attachement de Sally Mann à sa région du Sud tout en faisant allusion à sa conscience des intrications complexes qui en caractérisent l’histoire.

 

Famille

De 1985 à 1994, alors qu’ils séjournent dans leur chalet d’été dans la vallée de Shenandoah, Sally Mann photographie ses trois enfants, Emmett, Jessie et Virginia. Elle crée des images qui évoquent la liberté et la quiétude de jours paisibles consacrés à l’exploration de la rivière et des champs qui environnent le sanctuaire campagnard de la famille. Délaissant les boîtiers petit format avec lesquels sont réalisées dans leur immense majorité les photos de famille, Mann utilise prioritairement une chambre 8 × 10 pouces (20 × 25 cm), s’inscrivant de ce fait dans la tradition de la photographie d’art. Évitant le sentimentalisme souvent associé à l’âge tendre, elle photographie les activités et mésaventures quotidiennes ainsi que la complexité psychologique de l’enfance. Ses portraits reflètent la beauté, la sensualité et la tendresse des enfants, mais aussi leur colère, leur honte, leur perplexité, leur détresse, témoignant de l’éternel conflit qui oppose leur attachement à leur famille et leur désir d’indépendance. Observant discrètement ses enfants alors qu’ils jouent ou se reposent – Jessie sur le point de plonger ou Emmett faisant la planche sur la rivière – Mann métamorphose l’intime et le quotidien en instants extraordinaires. Cependant, nombre de ses photographies sont le fruit d’une préparation minutieuse et d’une exécution rigoureusement contrôlée. Elle travaille en étroite collaboration avec ses enfants pour mettre en scène des tableaux, leur demandant à l’occasion de prendre la pose ou s’inspire de leurs attitudes spontanées. Les photographies qui en résultent mêlent réel et imaginaire, mais Sally Mann a écrit que « la plupart portent sur des choses ordinaires que toute mère a eues sous les yeux ».

Elle publie en 1992 soixante de ces images dans un ouvrage intitulé Immediate Family [Famille immédiate]. L’inclusion de photographies d’enfants nus et l’exploration des défis de l’enfance soulèvent à l’époque d’épineuses questions relatives à l’autorité parentale, à la liberté artistique ainsi qu’à la distinction entre images publiques et images privées.

La terre

Au début des années 1990, Sally Mann cesse peu à peu de photographier sa famille pour se consacrer au paysage environnant, car elle est, selon ses propres mots, « prise en embuscade par les paysages ». Elle entreprend alors de photographier les collines, les cours d’eau et les forêts qui s’étendent à proximité de son domicile, créant des images d’où émane un profond sentiment de familiarité, fruit d’années d’observation réfléchie. Plus tard au cours de la décennie, elle s’aventure plus au sud, en Géorgie, Louisiane et Mississippi : cherchant à montrer comment la terre conserve les cicatrices du passé, ses photographies font souvent allusion à l’histoire de la nation américaine, faite de guerres, de mort, de souffrances et d’injustices.

L’ultime et pleine mesure

Dernière demeure de Stonewall Jackson et de Robert E. Lee (généraux des armées des États confédérés d’Amérique), la ville de Lexington (État de Virginie) est enracinée dans le passé, façonnée par l’histoire de l’esclavage et de la guerre de Sécession. Près d’un tiers des batailles de ce conflit ayant été livré en Virginie, cet État a joué un rôle de premier plan dans la guerre de Sécession américaine. Considérant les incidences de l’histoire sur sa terre natale, Sally Mann s’est interrogée en ces termes : « La terre s’en souvient-elle ? Ces champs qui furent le lieu d’un carnage indescriptible, qui ont enseveli un nombre indéfinissable de corps, sont-ils des témoins possibles ? Et s’ils le sont, avec quelle voix parlent-ils ? Y a-t-il une présence numineuse [c’est-à-dire qui relève de l’expérience du sacré] de la mort dans ces champs de bataille si placides aujourd’hui, ces lieux où le temps s’est figé ? » De 2000 à 2003, cherchant à répondre à ces questions, elle photographie les «recoins ordinaires […] bâtards, broussailleux […] orphelins » des champs de bataille d’Antietam, Cold Harbor, Fredericksburg, Manassas et de la Wilderness, entre autres, qui tous se trouvent à bonne distance de canon de Lexington. À l’instar de tant de photographes de la guerre de Sécession, elle crée ses négatifs en recourant au procédé du collodion humide en vogue au xixe siècle. Toutefois, à la différence de ses prédécesseurs, elle s’empresse d’accueillir les défauts, les rayures, craquelures et autres écaillements de l’émulsion dus à ses manipulations du collodion, qui ajoutent à ses images une résonance métaphorique. Ces imperfections lui offrent le moyen de suggérer la manière dont la mort «a modelé ce paysage enchanteur et […] fera valoir ses droits sur lui de toute éternité ».

 

Demeure avec moi

Au début des années 2000, Mann entreprend une réflexion introspective et s’emploie à examiner la manière dont la question raciale, l’histoire et la structure sociale de l’État de Virginie ont façonné non seulement le paysage, mais également sa propre enfance et son adolescence. S’efforçant de franchir «l’abîme apparemment insurmontable entre Blancs et Noirs», elle désire aborder la question de ces «rivières de sang » versées par les Afro-Américains sur cette terre et méditer sur le courage dont ils ont fait preuve et sur les périples qu’ils ont accomplis pour fuir l’esclavage. Elle réalise pour ce faire quatre séries de photographies. Deux d’entre elles montrent des voies physiques et spirituelles : les rivières et les marécages, qui étaient pour les esclaves autant d’itinéraires potentiels d’évasion vers la liberté; les églises, qui offraient la promesse d’un chemin spirituel vers la délivrance. Les deux autres représentent les Afro-Américains eux-mêmes : d’une part les hommes qui ont posé pour Sally Mann; d’autre part Virginia « Gee-Gee » Carter qui, ayant travaillé cinquante ans pour la famille de Mann, a été une présence déterminante dans la vie de la photographe. Mann regroupe ces quatre séries sous le titre Abide with Me [Demeure avec moi], faisant observer que le mot abide, bien que signifiant « supporter », est souvent utilisé dans son acception négative pour exprimer l’intolérance. Le titre Abide with Me est également inspiré du cantique « Demeure auprès de moi, Seigneur ! », prière implorant la présence de Dieu tout au long des épreuves de la vie et dans la mort.

Ce qui reste

Sally Mann a un jour fait observer que la mort a « modelé ce paysage enchanteur » qu’elle observe quotidiennement dans sa propriété. La mort a également modelé plusieurs séries de photographies qu’elle a réalisées dans la première décennie des années 2000, méditations sur la condition de mortel, la vieillesse, la fragilité de la vie et la famille. Ces images reflètent la conviction de Sally Mann selon laquelle on ne peut pleinement apprécier la vie qu’en regardant la mort en face. La mort, a-t-elle déclaré, est
« l’élément catalyseur d’une appréciation plus intense de ce qui nous est offert ici et maintenant ». Mann achève en 2004 une série de portraits énigmatiques de ses enfants, alors jeunes adultes. Intitulées Faces [Visages] et réalisées au plus près du sujet, avec une exposition longue (jusqu’à trois minutes), ces images grand format, légèrement floues, rappellent de façon troublante les photographies post- mortem du xixe siècle. Deux ans plus tard, elle réalise plusieurs autoportraits envoûtants qui font allusion à la décomposition, à la douleur et au vieillissement. Elle braque également son objectif sur son mari, Larry, atteint d’une forme tardive de dystrophie musculaire. Bien que l’ayant régulièrement photographié depuis leur rencontre en 1969, ce n’est qu’au début des années 2000 qu’elle entreprend de saisir les changements de son apparence physique provoqués par la maladie dans une série intitulée Proud Flesh[Chair exubérante], locution qui désigne chez les équidés le tissu cicatriciel se formant sur une blessure. Si les titres donnés par Mann à ses photographies sont principalement descriptifs, ceux qu’elle choisit pour les images de Larry s’inspirent souvent de sources littéraires et artistiques – de la mythologie grecque à l’art classique, la Bible, en passant par ses auteurs favoris, dont T. S. Eliot, Ezra Pound et Eudora Welty. Toutes ces œuvres évoquent l’instabilité de la mémoire, la vulnérabilité du corps, les ravages du temps et le fossé indicible creusé entre la matière et l’esprit.

Elle accompagne la publication de plusieurs de ses photographies d’une citation d’un poème d’Ezra Pound: « Ce que tu aimes bien demeure, / Le reste n’est que cendre / Ce que tu aimes bien ne te sera pas arraché. »

Sarah Greenough et Sarah Kennel Commissaires de l’exposition

Jeu de Paume. Adresse : 1 Place de la Concorde, 75008, Paris. Date d'ouverture : 1909 Horaires : Fermé ⋅ Ouvre à 11:00 (mar.) Billets : 7–10 € · jeudepaume.org Téléphone : 01 47 03 12 50