Elle joue des paradoxes et de l’ambiguïté des formes et des matières. La sculptrice Rachel Labastie pose son regard sur les modes d’aliénation physiques et mentaux. Dans ses oeuvres, l’enferment hurle la liberté. L’argile et la porcelaine murmurent leur force. La sensualité devient énergie. Grâce au merveilleux travail toujours engagé de Rachel Labastie, « L’Abbaye de Maubuisson devient ainsi, le temps de l’exposition, un temple de l’Histoire des femmes et des solidarités féminines », a écrit Barbara Polla. Exposée à la fois au musées royaux des Beaux-Arts de Belgique avec une exposition intitulée Remedies et à l’Abbaye de Maubuisson qui lui offre une exposition personnelle avec Les Eloignées, Rachel Labastie entre dans l’histoire de l’art. Avec une nouvelle manière de regarder le monde. Libre. Définitivement.
L’artiste vous emmène dans son exposition à l’abbaye de Maubuisson. Interview. Anne Kerner.
Anne Kerner : Pour la première fois, vous liés, dans une de vos expositions l’histoire de l’intime avec la grande Histoire. Pouvez-vous nous en parler ?
Rachel Labastie : C’est la première fois, en effet, que je réalise un ensemble d’œuvres sur un fait historique de façon aussi implicite. Au départ de ce projet, je suis partie en voyage en Tasmanie pour une exposition organisée par Barbara Polla. Là-bas, j’ai découvert l’histoire des prisons, des bagnes, l’histoire de femmes qui étaient envoyées d’Angleterre en Tasmanie. Et celles-ci m’ont profondément troublées. Quand je suis revenue en France, j’ai découvert qu’à la même époque, une histoire assez similaire à celle de la Tasmanie s’était passée en Guyane. Je me suis ainsi intéressée à l’histoire des reléguées de Guyane et de Nouvelle Calédonie, aux alentours de la fin du 9è siècle.
A.K. : Qui étaient ces femmes ?
R.L. : Ces femmes étaient des petites délinquantes qui avaient fait des crimes mineurs et avaient récidivé. L’état avait décidé de les envoyer au bagne, avec l’idée aussi de peupler la colonie. Elle devaient se marier à des forçats et étaient victimes d’une sorte de proxénétisme « encadré ». L’histoire de ces femmes a été tragique, et sur place elles étaient sous la coupe des sœurs de Saint-Joseph de Cluny. A partir de 1840, dans les prisons françaises, on a séparé les hommes des femmes, et donc au début c’était les épouses des gardiens qui s’occupaient de leur surveillance, puis ce fut le tour des religieuses. C’est un ordre fondé par Anne-Marie Javouhey qui a beaucoup milité pour l’abolition de l’esclavage. Quand j’ai été invitée pour l’Abbaye de Maubuisson à développer un projet, j’ai trouvé que c’était intéressant de créer cette exposition avec cette histoire de femmes car Maubuisson est l’une des premières abbayes de femmes d’Europe.
Zoom sur des œuvres de l’exposition en compagnie de Rachel Labastie.
Rachel Labastie :
La gravure sur papier de soie. Au début du parcours, je présente cette petite gravure que j’ai faite sur papier de soie, l’une des rares photos qui existe des reléguées et des sœurs. On y voit une reléguée au travail et une sœur. Je l’ai faite sur un papier de soie fragile et je me suis dis que c’était bien pour rentrer dans l’exposition.
Le grand retable en bois (2021) évoque les caisses de transport d’œuvres comme bien sûr le premier tableau d’image de l’histoire. J’ai repris le symbole du calice au centre du panneau. Il désigne un objet ou une structure dont la propriété est de véhiculer ou de transformer une substance en une autre.A l’intérieur du retable, j’ai travaillé une argile qui reste toujours humide comme si elle restait toujours dans un état transitoire. J’ai vraiment voulu, par le geste, trouver cette sensation de matière qui irradie, comme une sorte de matière tellurique primordiale. Sur chaque face de la caisse, il y a tout un travail de matière, comme une sorte de bas-relief, d’argile en mouvement, qui bouillonne.
Les mains jointes. C’est une pièce plus ancienne que j’ai trouvé intéressant d’associer à cette exposition, pour cette première salle qui était le seul espace de l’abbaye ou les femmes avaient le droit de parler. Elles sont composées de paraffine et d’argile. Ce sont des mains jointes, dans une position de prière et de lutte.
Les Éloignées. Ensuite, nous passons, dans le parcours, dans un espace que les sœurs utilisaient pour travailler avec la présentation de l’installation les Eloignées, le titre de l’exposition qui est aussi le nom de cette œuvre. Je voulais offrir à ces femmes le support de la porcelaine qui est un support prestigieux, précieux et qui, à la même époque, ornait le cou des femmes de la haute société avec les bijoux appelés camés. Nous n’avons plus aucune photographies de ces femmes parties en Guyane. On a juste quelques noms, quelques lettres, quelques histoires qui ont été retrouvées. Je trouvais intéressant de pouvoir leur donner un visage. J’ai contacté les archives de la police à Paris et les archives nationales. Ils ont eu la générosité de m’offrir des images, des portraits de la même époque, de femmes qui ont été aussi incarcérées dans les prisons en France. Du coup, ces femmes prêtent leurs visages pour que je puisse parler de ces autres femmes. J’ai repris des photos anthropométriques de l’ époque où on commençait à réaliser ces portraits, de face et de profil des criminels pour pouvoir stocker leurs informations. On commence à mesurer les distances entre les yeux, la taille du crâne, pour voir si cela à une incidence sur la criminalité. J’ai repris un petit peu la forme du porte bijoux, mais cela rappelle la potence aussi, donc y a toujours une ambiguïté, c’est-à-dire que si cela ramène à la menotte, à la chaîne, au miroir, aux porte bijoux…
L’Entrave collective, 2012. On pénètre dans la salle des religieuses avec l’Entrave collective. C’est une pièce plus ancienne que je trouvais intéressante d’associer au projet des Reléguées et dela faire entrer en résonance avec l’espace de l’abbaye. C’est une chaîne qui fait onze mètres de long, une chaine de fers de pieds d’esclaves que j’ai réalisée par modelage en porcelaine blanche, une matière qui évoque la fragilité mais aussi quelque chose de l’ordre du civilisé. Ce travail de modelage évoque le lien qui nous unis les uns aux autres… Ce rapport, cet enchaînement collectif, le lien familial, un rapport religieux, politique, social. Dans mon travail, il y a quelque chose qui revient souvent, ce rapport à l’enfermement et ce rapport à la protection aussi.Une sorte de violence et de protection en même temps. C’est aussi vraiment essentiel que les œuvres soient modelées, parce que si l’on regarde bien, il y a toujours le rapport, le travail avecles doigts…On sent les doigts partout, donc on sent le corps. Dans toute l’exposition, je met en valeur le rapport au corps, sa marchandisation, son déplacement, son enfermement.
La Femme proue. Cette sculpture a été réalisée pour l’abbaye et revisite, en porcelaine décorée, la figure de proue qui ornait les navires. Pour ces femmes que je montre, je voulais créer un hommage, mais pour faire un hommage aux métiers manuels de la classe ouvrière dont ces femmes étaient issues et créer un monument. Je voulais que ce soit une oeuvre collective et j’ai délégué sa réalisation. J’ai travaillé avec des artisans. C’était une expérience nouvelle pour moi et aussi très important dans la symbolique. Je me suis dis que le monument passe par le collectif, et je voulais que ce soit le savoir-faire français qui leurs rendent cet hommage. Alors j’ai travaillé avec des artisans d’excellence en France, les Compagnons des Devoirs de Limoges qui ont fait toute la partie en bois et les artisans de l’atelier CRAFT pour concevoiren porcelaine le torse et le visage de la Femme proue.