Rachel Labastie & Nicolas Delprat. Interview croisée, Juin 2025, par Anne Kerner.

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Portrait Nicolas Delprat et Rachel Labastie 2024

Légende, Rachel Labastie et Nicolas Delprat, dans l’atelier à Bruxelles, 2024.

Ils se sont rencontrés aux Beaux-Arts de Lyon en 2003 et depuis ne se sont plus quittés. Rachel Labastie et Nicolas Delprat vivent depuis plus de dix ans à Bruxelles. Leurs espaces de travail en sous-sols et un show-room au rez-de-chaussée, les voilà dans leurs ateliers de peinture et de sculpture. Ils travaillent l’un près de l’autre. S’épaulent et se conseillent. Pour oeuvrer au plus proche de leur désir, de leur engagement, de leur nécessité. Et vivent l’art en famille. En 2025, leur actualités (voir en fin de l’article) se croisent et se chevauchent, à la galerie Maubert et au musée de l’Orangerie pour Nicolas, au Transfo-Emmaüs Solidarité pour Rachel, après une superbe exposition commune au musée Keramics à Louvière en Belgique. Interview par Anne Kerner. 

 

 

Anne Kerner : Qu’est-ce qui vous a ouvert les yeux à l’art ?

Rachel Labastie : Je crois que depuis toujours, j’ai une sensibilité très vive à ce que je ressens comme étant la poésie des êtres et des choses. Une sorte de trouble, d’émerveillement, qui me traverse face à la matière, au vivant, à l’art. J’ai besoin de ça. Créer, pour moi, c’est vital. À huit ans, j’ai remporté un prix de poésie. Adolescente, j’ai appris la langue des signes, ce qui m’a ouvert à un rapport plus intuitif, plus corporel au langage. Puis, à 17 ans des étudiants en philosophie ont vu mes peintures et m’ont proposé d’exposer à la faculté de Bayonne. Cette attention envers ce que je créais a été un tournant. Moi qui étais très introvertie, j’ai compris que mon langage pouvait rencontrer l’autre et devenir un chemin de vie. 

Nicolas Delprat : J’étais un adolescent plutôt discret, et l’ endroit où je me sentais vraiment à ma place, c’était en cours d’arts plastiques. Il y a eu une rencontre décisive avec un enseignant, qui a su m’accompagner et m’encourager dans cette voie. À la même époque, j’ai découvert le Carré d’Art à Nîmes. J’y ai vu des expositions de peintures qui m’ont profondément marqué. Ce lieu d’art a été important pour moi. C’est là que j’ai compris que l’art ne serait pas seulement un refuge, mais une trajectoire de vie.

 

A.K. : Comment vos trajectoires artistiques se sont-elles croisées ?

R. L. : Nous étions tous les deux à Lyon en 2003, participant à deux expositions dans un même parcours. Dès les premiers échanges sur l’art, ce fut une évidence. Nous nous sommes très vite installés ensemble. Peu de temps après, nous sommes partis pour un road-movie à travers le Canada et les États-Unis. Pour finir aux chutes du Niagara, Nicolas m’a demandé de partager nos vies. C’était fou et rapide, mais aussi d’une justesse implacable.

N.D.  : Il y a eu une évidence, oui. Et depuis, nous avançons ensemble, à la fois dans nos vies et dans nos recherches artistiques, avec ce lien fort entre amour, regard et création.

Légendes, images de gauche à droite, Rachel Labastie, « Sculptures d’argile », « Invisibles fondations », « Clou de fondation », 2026.

A.K. : Vous avez deux pratiques différentes. Comment les définiriez-vous ?

R.L. : Je suis sculptrice. La matière est mon langage. Je choisis mes matériaux avec soin : argile rouge crue, porcelaine, marbre, verre … Chacun porte une mémoire, une histoire. L’argile, surtout, est une matière vivante. Elle garde la trace, elle vibre. L’écriture aussi prend une place croissante dans mon travail. Un texte, après tout, se sculpte lui aussi. Mes œuvres parlent de mémoire, de corps, de contraintes sociales, de transmission, de révolte parfois.

Légendes,  de gauche à droite, Nicolas Delprat, « Lost control 6 », acrylique sur toile, 90×67 cm (x5); « Lost control 7 », 2024, acrylique sur toile, 100 x 100 cm; Vue de l’exposition, « A perte de vue », Galerie Maubert, 2025. 

N.D. : Je dirais que ma pratique est centrée sur la lumière, la perception et la mémoire. Je travaille à partir d’expériences, souvent liées à des lieux, des œuvres ou des sensations qui m’ont marqué. Je ne cherche pas à représenter ces expériences, mais plutôt à en faire surgir une résonance de celle-ci. La peinture, pour moi, c’est un espace de silence, presque méditatif. Je suis très attentif aux matières, aux transparences, aux reflets. La lumière est vraiment au cœur de mon travail — c’est elle qui structure l’espace du tableau, qui lui donne sa vibration. Une série comme James, par exemple, est née d’un souvenir d’une œuvre de James Turrell : ce n’est pas l’œuvre que je peins, mais ce qu’elle a laissé comme souvenir en moi. En fait, je vois la peinture comme un moyen de prolonger une perception, de la faire revivre autrement.

Légende, Nicolas Delprat et Rachel Labastie, 2024.

A.K. : Comment travaillez-vous ensemble ? Quel regard portez-vous sur le travail de l’autre ?

Ensemble : Depuis plus de vingt ans, notre espace de vie et de travail a longtemps été physiquement et intimement lié. Vie familiale et pratique artistique se sont toujours mêlées naturellement. Après plusieurs années de résidences et de déplacements, nous nous sommes installés à Bruxelles. Notre fils nous suit naturellement dans ces mouvements. L’art n’est pas une activité séparée de nos vies : il en est le cœur. Nous croyons que c’est aussi cela, très simplement, être artiste : avoir un rapport au monde et aux choses qui engage toute notre existence, et celle des êtres que nous aimons.

À Lyon, nous avions notre appartement juste au-dessus de notre atelier nos espaces de travail juste séparé par un plastique pour ne pas que les matériaux de l’un contaminent ceux de l’autre (poussière de plâtre et de terre et particules de peinture). Ensuite à Bruxelles nos deux espace séparé juste par un stock. Nos échanges sont constants. Aujourd’hui, nos ateliers sont séparés de notre espace de vie. Après avoir déposé notre fils à l’école, nous partons ensemble à l’atelier. Cette nouvelle distance a ravivé chez moi (Rachel) l’écriture — un atelier nomade que je peux ouvrir partout en plus de mes temps d’atelier.

Nos univers sont très différents, mais nous nous regardons avec beaucoup de sincérité, parfois avec tendresse, souvent avec exigence. Nous ne collaborons rarement directement, mais il y a une écoute en miroir, une résonance souterraine entre nos pratiques. Nous partageons cette nécessité intérieure, cette urgence de créer. Et même si nos médiums sont différents, nous croyons que nous parlons d’un même lieu : celui de la mémoire, du corps, de l’invisible. Nos discussions sont précieuses, elles nourrissent nos recherches respectives. Et surtout, il y a cette confiance absolue : on sait qu’on se dira ce qui résonne ou non. Nous sommes dans un respect mutuel et profond de l’œuvre de l’autre.

Légendes, vues de l’exposition « L’obscur objet des désirs les plus clairs. Rachel Labastie et Nicolas Delprat », du 16 novembre 2024 au 2 mars, Keramis 2025, La Louvière. Belgique.  

A.K. :  Vous exposez parfois ensemble. Qu’est-ce que cela change ?

Ensemble : Nous aimons confronter nos œuvres, créer un récit commun. Il ne s’agit pas d’illustrer l’un ou l’autre, mais de faire apparaître ce qui circule entre les pièces : tensions, échos, respirations. Pour le visiteur, cela ouvre une traversée — non pas d’un dialogue figé, mais d’une polyphonie. Oui, exposer ensemble, c’est tisser une sorte de constellation à deux voix. C’est une cohabitation poétique. Cela rend visible notre lien, sans l’expliquer. Nous avons aussi imaginer une œuvre ensemble une sorte de cérémonie vernaculaire qui parlait de mémoire, de lumière et de transmission. L’espace d’un village abandonné a été notre espace de création. Il s’en ai suivi une exposition au centre d’art Huarte « la noche que lo hace visible » .

A.K. : Quelles sont vos principales sources d’inspiration ?

R.L. : Mon travail est profondément ancré dans les questions de mémoire, de transmission, de corps social. J’utilise des matériaux organiques qui portent les stigmates de l’histoire : argile, osier, porcelaine, pierre. L’art me permet d’inventer des passerelles sensibles entre les temps, les lieux, les blessures. Ce n’est pas la vérité historique que je cherche, mais une mémoire enfouie, intuitive, parfois mystique. Une mémoire vivante. Les artistes que je trouvent inspirant sont Eva Hesse, Louise Bourgeois, Heidi Bucher, Mark Rothko, Hildegarde de Bingen. 

N.D. : Mes inspirations viennent souvent de l’expérience. Une lumière, une œuvre, un espace qui me marquent profondément. Dans l’histoire de l’art, je me sens proche de James Turrell, Dan Flavin, Rothko, Polke… Leur rapport à la lumière, à la matière, à l’invisible me touche. Le cinéma et l’architecture nourrissent aussi beaucoup mon travail. Je cherche à prolonger une perception, à la faire revivre autrement.

 

A.K. : Quels sont les grands thèmes de vos œuvres ? Avez-vous un message commun ?

R.L.  : Mon travail artistique explore les zones liminales de l’histoire et de la mémoire, en particulier celles qui ont été marginalisées, effacées ou rendues muettes. Mes œuvres interrogent les liens – leur complexité, leur ambivalence –, les rapports de pouvoir, les tensions entre soin et violence, entre attachement et rupture. Je m’intéresse particulièrement à la condition humaine, à ce qu’elle a de vulnérable et de résilient. Ce qui m’importe, c’est de faire surgir des présences silencieuses, de révéler les traces, les cicatrices, et de montrer qu’elles peuvent être transformées en force. Il y a une dimension de réparation, de transmutation, qui est au cœur de ma démarche.

N.D.  : Ce qui m’anime, c’est plutôt la question de la perception, de la mémoire, de ce que l’on garde en soi d’une expérience sensible. Mon travail soulève des questions sur notre rapport au temps, à la présence.

Dans une société saturée d’images rapides et de messages permanents, je cherche à proposer des œuvres qui ralentissent le regard, qui invitent à l’immersion, à une forme de contemplation. Il y a pour moi un enjeu fort autour du silence, de l’écoute, de l’espace intérieur.  Je défend un autre rapport au visible.

Ensemble : Ce qui nous relie profondément, c’est cette volonté de rendre visible l’invisible. Pour Nicolas, ce sont les résonances sensibles : une lumière, une expérience, une vibration, une émotion. Pour Rachel, ce sont des récits enfouis, des voix tues, des histoires de vie effacées. Nous travaillons chacun avec nos médiums, nos langages, mais il y a une même quête de sens, une attention au fragile, au spirituel. Nous partageons cette tension entre Éros et Thanatos, entre le désir de vie et la conscience de la finitude. Nos œuvres cherchent à faire surgir une forme de présence poétique.

Légendes, Rachel Labastie, vue de l’exposition « Territoires du souffle » à Transfo – Emmaüs Solidarité © Marc Domage. 

A.K. : Quelles sont vos expositions récentes et à venir ?

R.L. : Jusqu’au 5 juillet, j’expose à Transfo – Emmaüs Solidarité, dans une exposition intitulée Territoires du souffle, pensée avec Marc Donnadieu. Ce titre fait écho à un recueil d’Andrée Chedid, où le souffle – vital, créateur, résistant – circule entre les êtres et les épreuves. C’est aussi ce que j’explore dans mon travail : ce souffle qui traverse les matières, les gestes, les mémoires. L’exposition rassemble sculptures, gravures, tapisseries, vidéos et performances. Elle interroge ce qui relie les corps à la terre, les gestes aux récits, les silences aux luttes invisibles. Parmi les œuvres, la roue en osier de Djelem Djelem évoque une mémoire nomade et intime, en hommage à mes origines yéniches. Les Clous de fondation, en argile, rendent hommage aux bâtisseurs anonymes, aux résistances souterraines.

La série de gravures Série de coups, réalisée à la hache, inscrit physiquement le geste dans le cuivre, comme une mémoire frappée dans la matière. Avec Bottes, 2013 Sculptures en grès enfumé, je transforme un objet ordinaire – les bottes en caoutchouc – en empreintes de mémoire. Moulées en argile puis enfumées, ces sculptures figées évoquent une traversée, une épreuve, elles suggèrent une marche intérieure plus qu’un déplacement réel. Dans Le Cœur du corps, 2020, Bas-relief en argile crue et bois une forme émerge lentement de la terre : entre cicatrice et vulve, faille ou matrice. Travaillée dans une argile qui ne sèche jamais, la sculpture semble en perpétuelle naissance. Logée dans une caisse de transport, elle souligne la fragilité de ce qui palpite encore. Le tissage Les Vénéneuses – fait émerger les portrait de femmes guillotinées pour avoir pensé librement, entourée de plantes ambivalentes et de navettes en porcelaines offensives. Et la performance Instable, activée dans l’exposition par une vidéo, relie la voix, le chant, la terre et la mémoire de ma grand-mère, née sur la route.

En septembre, dans mon exposition personnelle Loom of the Land au Botanique à Bruxelles. J’explorerai les fils invisibles entre mémoire intime et histoire collective à travers des œuvres inédites.

 

Du 26 June au 31 August 2025,  « Care and Healing », Vaska Emanuilova gallery, a branch of Sofia City Art Gallery. Sofia, Bulgarie.  – Commissariat : Galina Dimitrova

Du 16 mai 2025 au 04 novembre 2025,  « Engagées », Fondation Villa Datris, France 

Je prépare aussi une œuvre pour le miroir d’eau de labbaye de Maubuisson autour de la figure de la Gradiva qui sera visible à partir de mi-septembre 2025.

Du 23 mai au 21 septembre 2025, « Collector « qui aura lieu au jardin botanique, Bordeaux, France

Légende, vue d’ exposition, Nicolas Delprat,  « Zone 3 », 2007, Musée de l’orangerie Paris, « Dans le flou, une autre vision de l’art de 1945 à nos jours ». 

Légende, Nicolas Delprat, « Dynamique 7 « , acrylique sur toile,  150×180 cm,  2025. 

N.D.  : Oui, j’ai eu récemment la chance de montrer mon travail dans deux contextes très différents. D’abord à la galerie Maubert, pour une exposition personnelle accompagnée par Audrey Illouz, puis au musée de l’Orangerie, dans l’exposition collective Dans le flou, sous le commissariat de Claire Bernardi et Emilia Philippot.

À la galerie Maubert, j’ai présenté un ensemble d’œuvres issues de plusieurs séries — JamesLost ControlDynamiques. Audrey Illouz a très bien formulé ce que j’essaie d’approcher : une peinture qui vient interroger le moment de bascule entre ce qu’on voit et ce qui nous échappe, entre la lumière et sa persistance sur la rétine. Par exemple, dans la série James, je pars d’un fond noir uniforme pour faire monter lentement la lumière, par couches successives. Ce processus de recouvrement inversé crée une vibration qui joue avec l’œil du spectateur, avec l’instabilité de ce qu’il perçoit. Dans Lost Control, je travaille à partir du motif de la fenêtre, ou du fragments de fenêtres architecturales. Elles représentent à la fois des ouvertures et des limites. Leur point de vue désaxé joue avec l’idée de perte de control. Je pense que ça rejoint d’une certaine manière un espace de projection. La série Dynamiques, est née pendant le confinement. Cette fois, je pars de la toile blanche, et la peinture se développe comme une sorte d’explosion suspendue. Il y a quelque chose d’instable, comme une résonance visuelle d’un monde en tension.

Au musée de l’Orangerie, dans l’exposition Dans le flou,  est présentée une peinture de la série Zone, issue de la collection du Frac Auvergne. Dans cette peinture, le spectateur est confronté à la représentation d’un grillage à l’échelle 1. Le motif du grillage vient le placer dans une position ambiguë, à la fois attiré par les jeux de lumière en arrière-plan des tableaux et maintenu à distance. Le spectateur ainsi placé au coeur de cette hyper-réalité sans qu’il puisse savoir de quel côté du grillage il se trouve. Si on perçoit un imaginaire de référence qui trouve sa source dans les grands récits d’anticipation, on est cependant aussi pris au piège de l’histoire de ces frontières arbitraires qui se déplacent au gré des conflits, plongeant des populations entières dans des exils forcés.

 

Prochainement : Je participerai à Design week avec Colaab « Intérieurs » du 4 au 24 septembre 2025 au 123 rue de Turennes à Paris.