Isaure de Viel Castel, directrice du département Art moderne et contemporain Asie chez Phillips Hong Kong, et Clara Rivollet, spécialiste Internationale en Art moderne et contemporain chez Phillips Paris, nous racontent l’impact du covid sur le marché de l’art. Une interview croisée passionnante.
Comment avez-vous, l’une et l’autre, vécu la crise du Covid à Paris et à Hong Kong ? Quelle était votre situation pendant le confinement ?
Isaure de Viel-Castel : La situation a été bien gérée à Hong Kong, où on se souvenait de l’expérience du Sras. Tout de suite, les Hongkongais ont adopté des mesures de distanciation. Les écoles n’ont pas repris les cours après les vacances à l’occasion du Nouvel-An chinois (fin janvier), nous avons découvert les joies du “homeschooling” tout en travaillant durant quelques semaines depuis chez nous en passant toutes nos réunions sur Zoom. Après m’être assurée que ma famille aux États-Unis et en Europe se portait bien, je me suis concentrée sur mon travail et ma vie familiale. Comme nous préparons nos ventes de mai (en ligne) et de juillet nous avons en fait énormément travaillé ces derniers mois, que ce soit de la maison puis du bureau. La grande différence avec ma vie d’avant a été l’arrêt total des voyages internationaux : en temps normal, je suis toutes les semaines sur les routes avec de longues heures de vol et des décalages horaires dans tous les sens. Depuis 5 mois maintenant, je profite de mes enfants et de mon mari quotidiennement et ces moments en famille me sont précieux. Mes enfants ont 7 et 4 ans et ce sont des âges auxquels ils sont curieux et très actifs. J’ai adoré me plonger dans leur monde et leurs activités. Ils ont parfaitement compris que je travaillais de la maison et qu’il ne fallait pas me déranger et, avec mon mari, nous alternions pour faire travailler le plus grand et nous occuper d’eux.
Clara Rivollet : J’ai vécu cette période dans mon appartement à Paris en conservant mon activité à distance. J’ai le sentiment d’avoir retrouvé une qualité de relation avec mes clients, qui naturellement sont plus disponibles pour échanger, au-delà d’un rapport purement professionnel. Sur un plan plus personnel, pendant le confinement, j’ai retrouvé paradoxalement une forme de sérénité et du temps pour approfondir des sujets.
Quel a été l’impact de la crise sur le marché de l’art ?
Isaure de Viel-Castel : Le plus gros impact de cette crise, pour nous maison de vente à Hong Kong, a été l’arrêt total des voyages et transports internationaux. Hong Kong est une plaque tournante du marché de l’art et nos ventes sont construites à partir de lots qui proviennent de toute l’Asie et plus globalement du monde entier. Il faut donc aller les voir, rencontrer les vendeurs, puis organiser les transports jusqu’à Hong Kong pour qu’ils puissant être photographiés et catalogués. Tout s’est retrouvé à l’arrêt mais nous avons vite pris la décision de repousser notre calendrier de vente. Notre vente en ligne prévue pour mars a été décalée à mai et nos grandes ventes de printemps sont passées à la semaine du 6 juillet. Avec ce nouveau calendrier, nous avons pu attendre que les transports d’œuvres d’art reprennent.
Clara Rivollet : Nous avons tous été impactés par la crise du Covid. Le fait de ne plus pouvoir voyager pour rendre visite à des clients, voir des expositions au musée, en galerie ou parcourir les foires nous a poussés à repenser notre manière de travailler. Certes, chez Phillips, nous avons développé des outils digitaux en place depuis longtemps, qui fonctionnent bien et sont identifiés par nos clients. Mais d’autres questions se sont posées, plus d’ordre logistique. Comment expertiser une œuvre, réaliser un rapport de condition, faire voyager une œuvre, obtenir un certificat d’exportation… Notre métier reste attaché au matériel et au relationnel. Si les outils techniques existaient avant le confinement, le contexte a réellement permis un essor des ventes en ligne (enchères et ventes privées). Notre calendrier des ventes en ligne s’est sensiblement étayé et nous avons rapidement mis sur pied une plateforme dédiée aux ventes privées sur notre site, proche du modèle des online viewing rooms des foires.
Est-ce que l’organisation des maisons de ventes a permis de mieux s’en sortir par rapport au marché des galeries et des foires qui s’adaptent seulement avec des visites de galeries online à cause du Covid ?
Isaure de Viel Castel : Il est vrai que nous avions déjà l’habitude d’organiser des ventes en ligne. Passé un temps de stupeur et d’arrêt total du marché, nous avons contacté nos clients et constaté qu’ils étaient comme nous, tous chez eux et en manque de distractions. Ils nous confiaient aussi avoir le temps de repenser totalement leur intérieur et leur décoration. Nous avons vite pu réagir et monter les ventes en ligne avec les oeuvres que nous avions déjà récupérées avant que tout ne s’arrête.
Clara Rivollet : Nous sommes en capacité de proposer un support digital pour présenter une œuvre à un client et réaliser une transaction 100% virtuelle, c’est certainement un avantage sur le marché. Cependant les maisons de vente s’insèrent dans un écosystème vital à tous. Le travail des galeries est indispensable à la promotion des artistes et au conseil des collectionneurs et elles font parties également de nos interlocuteurs privilégiés.
Alors que les mesures de confinement s’assouplissent dans les différentes régions du monde, tout l’enjeu des ventes « live » va être de recréer une dynamique stimulante dans la salle de vente tout en respectant les mesures de distanciation sociale. On doit tous se réinventer d’une manière ou d’une autre !
Avez-vous tout de même réussi à faire des ventes significatives depuis février ? Lesquelles ?
Isaure de Viel Castel : Nous avons organisé une vente en ligne à Hong Kong très réussie la dernière semaine de mai. Le résultat a été de près de 2,4 millions de dollars. C’était notre première vente en collaboration avec les départements des bijoux et des montres. La formule, intitulée Refresh:Reload, a été très appréciée de nos collectionneurs dans la région et en particulier à Hong Kong. Par ailleurs, les transactions en privé n’ont pas cessé pour autant et j’en ai pour ma part réalisé plusieurs.
Clara Rivollet : En effet, on peut dire que les ventes privées fonctionnent mieux que jamais : on a notamment enregistré une augmentation de 33% sur le premier trimestre par rapport à 2019.
Vous travaillez au sein de l’une des plateformes leader du marché de l’art. Quelle est votre force, pour votre maison de vente, pour vous à Paris et pour vous à Hong Kong ? Avez-vous des spécialités communes et quelles sont vos différences ? Dans vos différents continents ? Comment voyez-vous l’une et l’autre l’évolution du marché de l’art dans ce monde à venir ?
Isaure de Viel Castel : Je suis spécialiste en art contemporain depuis 2008 mais j’ai commencé ma carrière en 2002 en art impressionniste et moderne. Je suis donc capable de regarder aussi bien un tableau de Picasso qu’une œuvre de Murakami, ce qui peut se révéler un atout lors d’une visite chez un collectionneur dont la collection couvre plusieurs domaines.
Par ailleurs, j’ai une position de manager depuis plusieurs années maintenant et c’est un rôle que j’aime particulièrement au sein d’une société. Je suis toujours très fière de voir les spécialistes que je guide prendre confiance en eux et réussir dans leur métier.
Clara Rivollet : Pendant plusieurs années, j’ai travaillé plus spécifiquement sur l’art asiatique moderne et contemporain à Paris. Cela m’a permis de me spécialiser sur des artistes dont le marché était en pleine expansion en Asie. Isaure et moi travaillions alors dans deux maisons de vente concurrentes, sur le même terrain. Nous étions donc constamment en compétition pour consigner des œuvres importantes de collections européennes dans nos ventes respectives de Hong Kong et Shanghai. C’était une concurrence de taille et cela m’a permis d’aiguiser mon sens des affaires. Ce qui rend d’autant plus intéressant de travailler ensemble chez Phillips aujourd’hui en relais entre Paris et Hong Kong. Nous collaborons en parfaite communication et esprit d’équipe !
Quant à l’évolution du marché, la crise économique va certainement influencer les choix des collectionneurs vers des achats plus raisonnés d’œuvres ayant traversé l’épreuve du temps, d’artistes ayant fait l’objet d’expositions muséales, de publications et dont le marché est profond, au risque d’une polarisation des valeurs et une uniformisation. Je suis certaine qu’il y aura des mouvements, un renouvellement des acheteurs, mais au final les passionnés d’art seront toujours (et d’autant plus) au rendez-vous.
Vu son organisation actuelle, le marché de l’art a-t-il des raisons de changer ?
Isaure de Viel Castel : Je pense que dans le monde de l’art, comme dans beaucoup d’autres domaines, nous réfléchissons au rythme effréné et au calendrier surchargé qui étaient la norme auparavant. Il y aura certainement des ajustements de calendrier, qui reflèteront cette prise de conscience.
Clara Rivollet : Je vois beaucoup de nouvelles initiatives dues au contexte, qui pousse à la réflexion, la créativité et la collaboration. On va revenir à la valorisation de marchés plus locaux, de foires à taille humaine et d’un relationnel plus profond. C’est en tout cas ce que je souhaite. La compétition historique entre maisons de ventes et galeries est mise à l’épreuve au profit de projets communs.
Comment fonctionnent les places de Hong Kong et de Paris ?
Isaure de Viel Castel : Le marché est tout à fait international en Asie et nos clients suivent les grandes expositions, les foires et le programme de toutes les galeries implantées dans la région. Ils sont très au fait de l’actualité culturelle et, suivant leurs goûts personnels, nos clients collectionneurs peuvent aussi bien considérer Tschabalala Self que Liu Ye et ainsi pousser ces artistes à des prix records.
Clara Rivollet : Paris a une place inégalée dans l’histoire de l’art du XXe siècle et l’étendue de la création issue d’artistes ayant un lien avec la France est immense. Il faut prendre conscience de cette richesse. Les collectionneurs en France sont éveillés et participent activement au marché de l’art international.
Quelles ont été vos plus belles ventes avant le confinement et vos prochaines ventes importantes attendues ?
Isaure de Viel Castel : Lors de notre dernière saison à Hong Kong en novembre 2019 nous avons obtenu notre plus important résultat depuis nos premières ventes en Asie en 2016. Nous avons réalisé 271 millions de HK$, soit 34,8 millions de US$, et espérons bien continuer sur cette lancée. Notre prochaine saison aura lieu les 8 et 9 juillet prochains.
Clara Rivollet : Nous sommes ainsi très heureux de présenter pour la première fois aux enchères deux œuvres de Zao Wou-Ki peintes en 1963 jamais parues sur le marché des enchères à Hong Kong le 8 juillet prochain. C’est vraiment un événement. Le temps semble avoir été comme suspendu depuis la fin des ventes à Londres le 14 février dernier, et nous attendons avec impatience le retour des ventes publiques live.
Quels sont les artistes dont sont friands les collectionneurs chinois ?
Isaure de Viel Castel : Récemment, nous avons obtenu un très beau succès lors de nos ventes de Hong Kong pour Bernard Frize (record du monde obtenu pour Leu, 2015 à 191 707 US$ en novembre 2019), et nous sommes particulièrement enthousiastes à l’idée d’offrir un tableau de Claire Tabouret pour la première fois aux enchères en Asie (Les déguisements, 2015) dans notre vente de juillet. Nos clients sont toujours heureux de découvrir de nouveaux talents et les galeries font un excellent travail pour promouvoir leurs artistes dans le monde entier. La vente publique ne fait que consacrer ce phénomène d’internationalisation du marché.
Clara Rivollet : Les collectionneurs asiatiques ont sensiblement élargi leur champ d’action ces quelques dernières années, au-delà des artistes asiatiques. C’est le résultat de l’arrivée, notamment à Hong Kong, de galeries internationales pour y montrer leurs artistes et du développement des foires comme Art Basel Hong Kong, Dangdai Taipei et Art21 Shanghai. Le record établi par Bernard Frize à Hong Kong dont parlait Isaure est révélateur de ce phénomène.
Quels sont les artistes qui ont la plus grosse cote en Asie ? Et quels sont les artistes qui ont la plus grosse cote à Paris ?
Isaure de Viel Castel : Pour nous en Asie, Zao Wou-Ki est toujours l’artiste qui commande les résultats les plus importants. Nous sommes très fiers cette saison d’avoir obtenus deux très beaux tableaux de 1963 (22.6.63 et 24.10.63), de la période des ouragans, provenant tous les deux de la même collection. Créés pour le marché américain – Zao ayant signé quelques années auparavant un contrat avec Samuel Kootz, le grand défenseur de l’art expressionniste abstrait, ils ont été acquis par Walter Beardsley, un collectionneur de l’Indiana. Me plonger dans les rapports de Zao avec les artistes américains, le marché de l’époque et la vie de Samuel Kootz ont été des moments particulièrement enrichissants de la préparation de la vente de cette saison. La Fondation Zao étant basée en Europe et Clara étant notre lien privilégié avec elle, nous avons toutes les deux beaucoup échangé sur ces œuvres dans un vrai esprit de collaboration Paris-Hong Kong.
Clara Rivollet : J’ajouterais que l’intérêt des collectionneurs asiatiques peut également renforcer le marché d’artistes français comme Mathieu, Hartung, Poliakoff et Soulages – l’œuvre de Zao Wou-Ki, considéré comme le maitre de l’art moderne chinois, constituant par ailleurs une porte d’entrée vers l’abstraction lyrique. L’art français a une carte à jouer !
Est-ce que vous voyez également la cote des artistes femmes monter ? Lesquelles ? Où ?
Isaure de Viel Castel : Nous consacrons cette saison une partie de notre vente à la promotion des artistes femmes. Nous aurons deux focus : les artistes qui font une peinture figurative, comme Nicole Eisenman, Genieve Figgis, Firenze Lai, Christine Ay Tjoe, Claire Tabouret, Tschabalala Self entre autres. Et les artistes conceptuelles telles que Jenny Holzer, Rosemarie Trockel, Maria Taniguchi, etc. Le département d’art contemporain de Phillips Hong Kong étant à majorité féminine, la promotion des artistes femmes est un sujet qui nous tient à cœur.
Clara Rivollet :Le marché de l’art est naturellement un reflet des enjeux de notre société. Si on se penche sur la place des femmes dans notre société actuelle, on voit évidemment une réflexion à réhabiliter la place de certaines femmes dans la narration de l’histoire de l’art. Quand le regard change sur l’importance d’un mouvement, cela crée des opportunités de marché. Notre regard sur l’histoire de l’art est sans cesse en évolution et le marché opère en répercussion. Je pense notamment au marché des artistes du XXe siècles comme Lee Krasner, Joan Mitchell, Helen Frankenthaler, Maria Vieira da Silva. Pour les artistes contemporaines, je ne crois pas que la question se pose en ces termes. Tschalbalala Self a bénéficié d’un engouement pour son travail sans précédent. Je ne pense pas qu’il faille isoler le genre de l’artiste comme un élément décisif, mais plutôt comme un élément inhérent à son identité et partie intégrante de son expression artistique.
Quelle est pour vous la définition d’une femme d’exception ? Est-ce que vous vous reconnaissez dans cette définition ?
Isaure de Viel Castel : Une femme d’exception a pour moi un impact sur le monde et contribue à le transformer en profondeur et pour le mieux. Marie Curie, Mère Theresa, Simone Veil sont par exemple des femmes d’exception pour moi et je n’oserai jamais me comparer à elles.
Clara Rivollet : Phillips est une maison où un nombre important de postes clés est occupé par des femmes, en premier lieu Cheyenne Westphal, Chairwoman monde. C’est très inspirant de travailler dans cet environnement.
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