Nicolas Delprat et Rachel Labastie, « L’un tout contre l’autre, à l’épreuve du monde », Rouen, Galerie Telmah. Du 1er octobre au 17 décembre 2022.

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Nicolas Delprat et Rachel Labastie, « L’un tout contre l’autre, à l’épreuve du monde », Rouen, Galerie Telmah. Du 1er octobre au 17 décembre 2022.

Rachel Labastie & Nicolas Delprat.

L’un tout contre l’autre, à l’épreuve du monde.

Par Anne Kerner, commissaire de l’exposition.

 

Ils se sont rencontrés aux Beaux-Arts de Lyon et depuis ne se sont plus quittés. Rachel Labastie et Nicolas Delprat vivent depuis plusieurs années à Bruxelles. De l’appartement, quelques marches à descendre et les voilà dans leurs ateliers de peinture et de sculpture. Ils travaillent l’un près de l’autre. S’épaulent et se conseillent. Pour oeuvrer au plus proche de leur désir, de leur engagement, de leur nécessité. 

 

ENSEMBLE. Quand Rachel Labastie performe et chante de sa voix chaude, Djelem Djelem, sur le sol d’argile qu’elle craquelle de ses pieds nus, Nicolas Delprat l’observe avec émotion. Quand Rachel Labastie évoque les peintures intitulées « Zones » de Nicolas Delprat, c’est avec avec émoi quelle exprime sa perception de l’œuvre  : « Il n’est ni derrière, ni devant ce grillage. Ce filtre, ce prisme, c’est lui ». Labastie. Delprat. Deux noms, deux êtres, deux partenaires, soudés par l’art et la vie. Dans leurs ateliers, côte à côte, à Bruxelles, lui peintre, elle sculptrice, unissent leurs forces, non pour livrer une œuvre commune. Mais au contraire. Pour se soutenir chacun dans leur voie. Trouver l’équilibre. L’un pour l’autre. L’un tout contre l’autre. Et vivre la création comme l’amour. Celui si haut, si fort, évident, qui ébranle à jamais. Dans l’exigence de leur langage et de leur vie, ensemble,ils rendent palpable l’état du monde et le cœur de l’être. Leur désir ? Sonder l’innommable, l’immontrable, cette fraction d’absolu qui a pour nom, beauté.

 

LE GESTE. Cette exposition retrace le parcours effectué depuis la résidence des deux artistes en Espagne en 2017. Le couple avait alors rendu vie au village abandonné d’Egulbati. Par leur regard, leur action, leur empreinte. Leur geste. Ce geste au cœur de leur démarche. Celui de Nicolas Delprat, qui prend alors conscience de son importance et le questionne, quittant les limites du tableau pour adosser son installation picturale aux entrées des maisons délabrées. Lui, qui ne travaillait jusqu’alors essentiellement pistolet peinture, à distance, laissant visible le seul mouvement d’une brume infinie. Désormais, avec le pinceau ou le rouleau, il touche, frôle, caresse la toile. Les mouvements de la main, du bras, du corps donnent une nouvelle amplitude à ses recherches. Le plaisir, la jubilation et la sensualité ouvrent d’autres espaces, et laissent visibles les traces, les éclaboussures, les coulures. Comme son aîné Hans Hartung, pour l’atteinte d’un nouveau vertige et d’une nouvelle temporalité. D’un récit plus tangible.

Cette trace de l’humain, c’est celle qu’invoque aussi Rachel Labastie, qui de son côté plonge les mains dans l’argile crue, « la terre matricielle et nourricière, d’où tout sort et tout revient », dit-l’artiste.Se donnant totalement à l’instar de Louise Bourgeois, elle la pétrie, la malaxe, l’étreint, la transforme, la lisse encore et encore, la cogne avec violence aussi. La même exigence, la même quête de résistances, de tensions à contenir et évaluer, à lâcher aussi, hante donc les deux artistes. Jusqu’au-boutistes de la perfection,obsédés par une même approche physique et spirituelle de la matière, ils se questionnent, s’entraident, sans ego ou narcissisme. Et cherchent, ensemble, la respiration du monde et le bruissement des âmes.

 

LA MEMOIRE. Pour l’espace de la galerie, nous avons fait un choix de pièces pour une compréhension du lien qui unit fondamentalement les œuvres des deux artistes. Avec des peintures et des sculptures, symboliques de leur travail qui se déploient sur le sol et les murs. Elles offrent un cheminement et invitent ainsi à une expérience corporelle et mentale de ce nouveau milieu.

Les trois oeuvres « Suite Evolution 1, 2 » et « Minimal Chaos » de Nicolas Delprat et les deux sculptures de Rachel Labastie,« Djelem Djelem » et « Le Foyer » invitent à la transformation, la métamorphose, la mémoire. La mémoire du peintre d’abord, qui convoque le souvenir et les bribes d’images, les sensations d’une œuvre, d’une expérience. Que reste-t-il, dans notre esprit, des expérimentations impalpables des œuvres deDan Flavin, ou de James Turrell ? Une luminosité diffuse, une surface gazeuse, une vibration cinématographique… Comment basculer, muter, converger vers la peinture ?

La mémoire de la sculptrice ensuite. Une mémoire qui renoue avec l’artisanat,le travail de la main et du corps, et ces activités humaines modifiant par nécessité les espaces naturels en territoire d’errance et de circulations. « La Roue » d’osier tressée avec tant de patience de« Djelem Djelem », n’arrête pas de tourner et de tourner toujours, interpellant le grand mouvement universel du vivant. Au sol « Le Foyer », rien que les os de trois corps humains reconstitués en tas comme les restes d’un feu, projette au plus loin du plus loin de la civilisation. Ce feu, cette source de chaleur, de partage, d’échange pour la tribu, le clan, la famille. Cette famille d’aujourd’hui,aussi, composée par Rachel, Nicolas et leur fils Ruben, si cher aux artistes.

 

L’INSTABLE. Où dominent les ténèbres ? Où naît la lumière ? Où surgit le passage si infime de leur fragilité ? Le face à face entre les «Bâtons»de Rachel Labastie et les peintures de Nicolas Delprat sollicitent ce mystère et l’emportent dans ce déséquilibre. Les «Bâtons»? Juste posés contre le mur. Les tubes fluorescents verts de la série « Dan évolution 4 » de six œuvres peintes ? Dans le mouvement magnifique, inouï, tendu, de leur chute. En virtuose, Delprat donne à voir des lueurs et des halos perturbant le regard et carrément bousculés, ici, par la large trace noire suspendue d’un pinceau cassant la verticalité. Comme si d’un coup, le peintre désirait rompre la narration des séquences.

Labastie ébranle elle aussi la vision. Ses bâtons qu’un pèlerin, un berger ou un marcheur auraient juste envie d’empoigner se briseraient à la moindre pression. Car ils sont le fruits de la cuisson d’un mélange d’argile et de tessons d’anciennes poteries ramassées dans le village d’Egulbati.Ils ne soutiennent donc et ne protègent ni rien, ni personne. Ils n’ont ni force ni pouvoir. Mais il les symbolise tellement. Labastie et Delprat se révèlent ainsi de merveilleux conteurs. Ils rejouent tous deux avec grâce et brio, l’illusion et la pesanteur, emportant sur leur passage, l’histoire – passé, présent et futur – pour donner à voir la quintessence de la précarité des êtres et des choses.

 

L’HUMAIN. Ni visage ici. Encore moins de représentation de la figure humaine. Et pourtant. Tout désigne la chair, le sexe, le sang, les humeurs. Les œuvres des deux artistes manifestent le corps à corps de l’amour, de la violence, de la guerre, les cris du plaisir et le râle de la mort. C’est cela aussi les œuvres de Rachel Labastie et Nicolas Delprat. Les plaies et les déchirures, les désordre du monde. Dans la nuit éclairée des verts sourds des oeuvres de Delprat, dans l’argile crue caressée du « Coeur du corps », la prière des « Mains », le mouvement de « Djelem Djelem » et le feu du « Foyer », frémissent les murmures et les lamentations des hommes. Ceux de tous les malmenés, les déracinés, les maudits, les égarés. « Nous ne sommes pas les derniers », criait Zoran Music dans ses séries sorties droit de l’enfer des charniers de Dachau et jetées enfin sur la toile vingt cinq ans plus tard.

Témoins de leur temps, Rachel Labastie et Nicolas Delprat savent la puissance de la mort et la soif de vivre, et dans leurs œuvres si sombres et si solaires, ils nous rappellent plus intensément, l’un tout contre l’autre,que nous ne serons jamais les derniers.

 

Anne Kerner est journaliste, commissaire d’exposition, critique d’art de l’AICA, Association Internationale des Critiques d’Art depuis vingt ans. Elle a fondé la revue d’art contemporain ARTVISIONS.FR en 2011.
Galerie Telmah, Art Contemporain, Aître Saint-Maclou, 186 Rue Martainville, 76000 Rouen, France. telmahgalerie@gmail.com. Tel : 06 95 27 59 66