Entretien entre Nathalie Elemento et Fabienne Grasser-Fulchéri, directrice de l’Espace de l’Art Concret à Mouans-Sartoux, 2019
Au quotidien, entre présence et absence, les conceptualisations du langage s’invitent naturellement à la réflexion pour construire une pensée. Au-delà d’une opposition de langage qui pourrait être perçue comme dualiste, l’écriture braille propose une aire intermédiaire d’expérience, il s’agit de réfléchir sur les modes et les modalités de perception. La superposition de la construction du langage et l’utilisation du braille parlent de silence et de traduction de ce silence tout en empruntant la musicalité de portées musicales afin d’y introduire une certaine sonorité du « regard », proche du rythme.
F.G-F : Tu as choisi de matérialiser ce texte à travers différents médiums comme le dessin ou la sculpture. Comment envisages-tu ces propositions et leurs relations avec le spectateur sachant que certaines de tes oeuvres peuvent être touchées et d’autres non ?
N.E : Tous les dessins sont issus d’une série nommée si quelqu’un parle il fait clair / on touche avec les yeux. Nous disons aux enfants « on touche avec les yeux… » de peur qu’ils ne fassent tomber ou qu’ils cassent un objet.
Si seulement une fois adulte, nous avions cette capacité de toucher avec les yeux… Voir pour moi n’est pas ne pas toucher, c’est au contraire toucher du regard intensément, s’approcher plus encore, essayer de comprendre, envisager les possibilités. A bien y réfléchir la distance est nécessaire pour s’approcher sinon cela signifie qu’on y est, tout est dit, et que d’une certaine manière nous sommes condamnés à un angle de vue.
Un dessin nécessite et, peut être, mérite plus de distance. Un dessin est un schéma de pensée, et une pensée est mouvante. Avec les projets de dessins en braille, même si l’expérience du ressenti ne peut être tactile, la construction du langage donne un autre sens et indique une lecture au travers de la composition.
Ainsi le « vouloir dire » détermine ici les dimensions des dessins en fonction de la longueur du phrasé.
Mes sculptures sont des « sculptures d’usage » à l’opposé du design, praticables mais pas pratiques du tout. Elles sont des objets de pensée à partager et certaines questions nécessitent d’être abordées du bout des doigts si l’on peut dire, jusqu’au toucher ou « jusqu’au moins » cette envie de toucher. C’est une autre manière de percevoir. Je demande aux adultes de toucher avec les yeux les dessins mais de ne pas avoir peur de casser les objets. C’est de cela dont je parle lorsque je dis « sculpture d’usage » : c’est à la fois l’utilisation visuelle mais aussi une anticipation sur la manière dont le spectateur va s’en emparer dans sa gestuelle, sa position physique ou mentale, son positionnement en relation avec la position de l’objet dans l’espace ou de sa pensée.
Le socle est né pour adorer la statuaire or, je ne veux pas qu’on adore, je veux qu’on aime. L’idée que ces sculptures en braille puissent être visibles et lisibles me plait beaucoup. Tout est une question de lecture que l’on fait de ce que l’on voit : la position dans l’espace qui peut s’apparenter à des objets d’architecture d’intérieur ou proche du décorum. Ainsi, un tableau peut devenir une main courante, un tapis peut recouvrir les bords de la salle et non plus son centre, un carton de déménagement peut arrêter sa course et devenir sculpture…
F.G-F : Tu viens de réaliser une œuvre qui s’apparente à un bâton de transmission que tu exposes accompagné de son déplié, à la manière d’une partition. C’est la première fois que tu crées un objet qui présente une telle densité. Pourrais-tu nous parler plus précisément de la genèse de cette pièce ?
N.E : L’espace entre le bâton et le tableau reste-t-il un espace intermédiaire ? Est-ce juste un mouvement ? Ce travail a été conçu à l’intérieur du projet Motivus en 4 temps, soutenu par la Fondation des Artistes. Motivus en 4 temps, c’est a la fois le motif et l’idée. « Motivation » vient de « motivus », le motif et « movere » le mouvoir.
La sculpture est un paradoxe concernant le mouvement. Le processus est un mouvement mais à quel moment décide-t-on de dire stop là c’est dit : c’est juste ? Très présent à atelier ou à l’esprit le mouvement disparait au profit d’un temps de pause et d’exposition pour ne laisser paraitre que l’objet.
F.G-F : Pour poursuivre sur cette idée de mouvement, tu envisages même de créer de véritables chorégraphies en lien avec tes sculptures. D’où vient ce lien avec la danse ?
N.E : La danse a toujours été présente dans ma vie. Toutes les danses sans exception? du petit bal perdu à la danse contemporaine. C’est un langage riche, dont les codes, les structures et les langages qui m’intéressent sont immensément présents.
La danse est un magnifique dessin à 10000 dimensions dans l’espace, une sculpture dont on ne peut que deviner les schémas, jouer de ses structures et parler sans bavarder. La danse a la capacité de pouvoir passer de l’architecture à la peinture en insistant sur un corps qui tout à coup devient typographie. Sa richesse est extrême mais sa relation au vivant m’a jusqu’ici un peu effrayée.
Motivation c’est le nom du projet qui s’inscrit dans la suite et la logique du travail Sans motif apparent où le motif dessiné sur un tapis disparait au profit du motif que notre trajet et notre corps redessinent en déambulant. En passant de la marche à la pause, puis le saut et enfin le(s) pas dansé(s), il s’agit d’inviter aux mouvements.
Motivation développe l’idée du socle idéal, sculptural certes mais qui, dans ma démarche et ma perspective de « sculpture d’usage?, reste résolument tourné vers et à la rencontre de l’humain. Du lieu de passage au lieu d’exposition, il s’agit de donner à voir mais aussi à vivre des situations humaines et artistiques communes : le jeu, la déambulation. Et si la sculpture reste pour moi une pratique dessinée et un geste, j’aimerais effectivement collaborer avec des chorégraphes. Cela serait formidable de réussir à faire des objets à penser pour danser.
D’autres silences m’intéressent dont seule, je ne veux ou ne peux parler : les arrêts sur images, les pauses, les hésitations, les blancs, les regards évités, les dos tournés, les yeux baissés, les abandons… D’autres silences qui ne peuvent exister que dans la rencontre et que j’aimerais inviter à partager et à danser.