L’émoi. Juste l’émoi. Sur l’immense surface blanche de la toile, la caresse du pinceau. Comme l’éfleurement si timide de la main sur le corps. Comme le premier frôlement si doux et tremblant de deux lèvres. «La grande plénitude est comme le vide; alors elle est intarrissable», écrit le célèbre poète et peintre chinois du 17ème siècle Shitao dans son traité sur «L’Unique Trait de Pinceau». «La peinture est toujours dans le charnel», poursuit Rodin. Et Lee Ufan, aujourd’hui, d’enchaîner : «Si je trace lentement des traits simples, je retiens pendant ce temps ma respiration, à en devenir inconscient. De cette manière, la rencontre de ce qui est peint et de ce qui ne l’est pas ouvre un champ vivant inconnu, qui me dépasse». La création comme l’amour. Celle si haute. Absolue qui ébranle. Dans la rareté du geste, dans la précision du mouvement… Cà chavire, çà bouleverse, çà ébranle. Trouver la faille, «l’abysse indicible», la vacuité. Et s’y engouffrer jusqu’à l’extase. L’artiste coréen ne parle que de «résonnance», de l’ «art et de la vie», d’«embrasser le vide stimulant». Pour atteindre les signes de la profondeur de l’être et du temps. Pour unir à jamais le corps et l’esprit dans cette définition si merveilleuse de Merleau-Ponty qu’aime tant l’artiste : «Un corps humain est là, quand entre voyant et visible, entre touchant et touché se fait une sorte de recroisement, quand s’allume l’étincelle du sentant-sensible, quand prend ce feu qui ne cessera de brûler, jusqu’à ce que tel accident du corps défasse ce que nul accident n’aurait suffi à faire». «Quand Lee rencontre le pinceau, dit-il encore, les pigments de la peinture, la toile et d’autres choses, une oeuvre naît». Une oeuvre naît donc d’un appel réciproque, d’une attirance, d’un rêve. Que cache son empreinte qui ponctue sans cesse l’espace ? Que signifient ses pierres posées sur des cailloux si blancs ? Une poétique de la transcendance ? «Des productions du désir visuels» ? Parce qu’il veut être en relation avec un monde plus grand, non déterminé, Lee Ufan, peintre, sculpteur, philosophe, écrivain, donne une des plus belles et actuelles définitions de la peinture. Ici nulle monstration. Nulle démonstration. Encore moins de provocation inutile. Aucun ego ou narcissisme. Mais la justesse. La délicatesse. L’éblouissement. La douceur infinie. Derrière le trait impeccable de l’artiste coréen, l’oubli de soi dans un moment d’éternité, certes. Mais un moment d’éternité partagé surtout. «Pour ouvrir la porte de l’infini du monde»… dans l’émoi. Juste dans l’émoi. Anne Kerner.
Ouvrir la porte de l’infini du monde
«Je voudrais ouvrir la porte de l’infini du monde…» écrit Lee Ufan. Quand la chair se fait chair et la vision dévorante. Si proche de Heidegger et de Merleau-Ponty. Avec juste un trait sur la toile. Avec juste une trace sur le papier. Par sa pureté, par son intransigeance mais aussi par sa douceur infinie, l’artiste d’origine coréenne capte le regard pour le noyer dans l’immensité du monde. Ici, c’est toute la peinture comme toute la vie qui est en question. Car ses toiles s’adressent davantage au toucher qu’à la vue, moins à la main qu’au corps tout entier. Son geste ébranle. Remarquable. Il se pose sur la toile à l’endroit idéal. Comme la main sur le corps, la caresse sur la peau. Celle qui fait trembler et chavirer. Celle qui unit à jamais le corps et l’esprit. Bouleversements. Tout est là dans l’essentiel du tremblement. Sur le vide, sur l’espace blanc, nous reconnaissons, sans les comprendre, les signes du temps humain révélé dans sa profondeur et sa simplicité. Ce sont le sien et le nôtre dans un autre monde. Dans un monde où nous sommes merveilleusement attendus. Et c’est là tout le secret de Lee Ufan à la fois théoricien et philosophe. Dans un clignement de paupières, nous transporter vers l’indicible. Vers l’innommable. Dans l’intimité de soi et des autres. De l’univers tout entier. «Si je trace lentement des traits simples, je retiens, pendant ce temps, ma respiration, à en devenir inconscient. De cette manière, la rencontre de ce qui est peint et de ce qui ne l’est pas ouvre un champ vivant, inconnu, qui me dépasse». Lee Ufan. Eternel nomade qui vit entre le Japon, la France, l’Allemagne et les Etats-Unis. Si proche de la peinture orientale, des écrits du célèbre calligraphe et poète chinois Shitao et de son traité sur l’«Unique trait de pinceau» qui est à la fois Un et Multiple : «La grande plénitude est comme le vide; alors elle est intarrisable». A la galerie Kamel Mennour, l’artiste de renommée international livre la simplicité qui va à l’essentiel. Deux oeuvres par salle, et une installation au sous-sol de l’espace rue du Pont-de-Lodi. Son empreinte ponctue l’espace. Sur les murs ou les cailloux blancs. «Le Trait est à la fois le Souffle, le Yin-Yang, le Ciel-Terre, les Dix-mille êtres, tout en prenant en charge le rythme et les pulsions secrètes de l’homme». Pour toujours ouvrir la porte vers l’infini du monde… (Article paru dans pais capitale de décembre 2013)
Lee Ufan, Château de Versailles.
Du 17/06 au 02/11/1
Lee Ufan, Château de Versailles.
Du 17/06 au 02/11/14.
.Lee Ufan, galerie Kamel Mennour, 47, rue Saint-André-des-Arts, 8, rue du Pont-de-Lodi, 6è. Tél. : 01 56 24 03 63. www.kamelmennour.com. Jusqu’au 23 décembre. «Le repos de la transparence», Musée de la Chasse et de la nature, 62, rue des Archives, 3è. Tél. : 01 53 01 92 40. www.fondationfrancoissommer.org. Jusqu’au 26 janvier.
.Lee Ufan, galerie Kamel Mennour, 47, rue Saint-André-des-Arts, 8, rue du Pont-de-Lodi, 75006 Paris. Jusqu’au 25/01/14.
.Musée de la Chasse et de la Nature, Paris. Du 25/06/13 au 26/01/14.
.Cité de la céramique, Sèvres, France
Du 28 septembre – 26 novembre, 2016
(Pour le portrait et les images de Versailles, Courtesy the artist, Kamel Mennour, Paris and Pace, New York, pour les images des oeuvres à la galerie Kamel Mennour, copyright Lee Ufan, courtesy Kamel Mennour)