La galerie Almine Rech présente une exposition et consacre un livre au monstre sacré qu’était César. Nous l’avions rencontré à l’occasion de son exposition monographique au Jeu de Paume en 1997. Souvenir d’une rencontre.
« Après la rétrospective au Jeu de Paume, ça ira mieux. Je suis d’une nature angoissée… et je ne suis pas venu ici depuis plusieurs semaines », avoue le vieux maître, en 1997. A peine passée l’incroyable porte chargée de stuc gris de cette petite rue tranquille du 14ème arrondissement, tout à côté du cimetière Montparnasse, César se laisse prendre en main par son assistante et bougonne. « Depuis quelques jours je n’arrête pas de somnoler. D’habitude je plaisante, j’ai de l’humour… c’est peut être ça la vieillesse », confie t-il. Qu’à cela ne tienne. A 76 ans, le sculpteur qui vient de remporter avec Cy Twombly, Tadao Ando, Luciano Berio et Andrzej Wajda, le Praemium Impériale au Japon, apparaît bien plus en forme qu’il ne veut l’avouer. Et sa légendaire bonne humeur pointe au-dessus de chaque oeuvre de l’atelier. Un café cherché par Pascale, et le voilà reparti.
Dans l’entrée d’abord, César Baldaccini circule au milieu d’un bel imbroglio de cartons en tous genres et d’oeuvres, emballées, déballées, parmi lesquels trône un de ses gigantesque pouce blanc. Plus loin des compressions de toutes sortes, cartons, métal, bicyclette. Contre le mur, plusieurs « Hommages à Morandi » sagement protégés dans leur plastique. A leur côté, insolite, une cruche bleu vif ramassée aux puces de Nice, il y a plus de trente ans, attend toujours un éventuel sacrifice à la presse. Dans le bureau attenant, au-dessus du canapé Le Corbusier, trois petites compressions. En face, une série de photographies datant de 1957, représentant César en compagnie de Picasso, dont le prénom revient sans cesse au fil de la conversation : « C’est une période rare où je n’avais plus de barbe, commente t-il. Un ami m’avait offert un rasoir électrique, alors je l’ai essayé ! ».
« Je me suis installé dans cet atelier en 1969. Je faisais alors des mousses », explique ce touche à tout génial, regardant devant lui le grand espace blanc, lumineux, surmonté sur toute sa longueur d’une large verrière. « Mais j’ai toujours travaillé en nomade, continue ce fils d’émmigrés toscans, dans des entreprises, actuellement en Normandie ». Dans le fond de la pièce, sous la mezzanine, une ribambelle d’instruments bien rangés sur plusieurs niveaux. Ceux de son fidèle restaurateur, affublés de longs cheveux et d’une barbe blanche. Comme lui. Et partout, sur des tables ou posées à même le sol, de nombreuses oeuvres de ce protée des matières et des techniques, des premières métamorphoses métalliques aux derniers autoportraits en plâtre, assemblées par thèmes, par séries.
Ici, une drôle de ménagerie toute de fer soudé. Noire, morbide, inquiétante. Poules, insectes, hiboux. Des bouts de matière assemblés au chalumeau. Des boulons, des clous, des morceaux de métal fondus. Présences hallucinatoires nées d’une impossible ferraille, de bribes et de débris. Un spectacle de creux, de bosses, de déchirures. De sutures. « J’ai fait beaucoup d’insectes dans les années cinquante, parce que le métal s’y prête, explique cet incroyable fils de Duchamp et de Rodin dont il connaît tous les secrets d’atelier. Si j’avais utilisé la terre, j’aurai fait autre chose, comme Arp, comme Fontana et ses boules fendues… la terre incite à faire des gestes continus. Avec le fer, on ne peut pas prendre le matériau en main parce qu’il est chaud. Mais le sculpteur reste un tripoteur, un type qui a l’esprit du toucher… Il y a toujours derrière le cuisinier, le feu. Selon ce qu’il met dedans, le résultat est différent », dit-il simulant le geste de pétrir, puis celui de souder.
Là, des rectangles de métaux compressés, broyés, violentés. Morceaux de carcasses de voitures. Entrailles affolantes aux masses de couleurs sombres d’où s’échappent des jaunes, des bleus, des rouges ou des blancs. De celles qui firent scandale au Salon de Mai de 1960 et le hissèrent comme locomotive du Nouveau Réalisme. L’art de César a besoin d’un choc. D’un crash. Plus encore. D’un massacre, d’une étreinte infernale et grandiose entre lui et l’objet. « C’est vrai, c’est en détruisant que je construit », constate-t-il. Comme Pollock ou Tobey en peinture, comme Giacometti et Germaine Richier en sculpture, César se laisse fasciné par les affres, les épanchements de l’informe, par le jeux de ces matières qu’il préfère usées, pétries, déchets, résidus de notre société. Premier sculpteur à s’être servi d’une machine pour réaliser des oeuvres d’art, il entremêle somptueusement lyrisme et minimalisme, avec un zest de dadaïsme et d’humour picassien.
Dispersées une peu partout dans l’atelier, des « expansions » de petit format. Troisième geste radical datant de 1967, cette fois. « Je prenais un récipient et remuait le produit, puis je le faisais sortir plus ou moins vite ou lentement. Les gens utilisaient alors la mousse dans un moule. Moi, je l’ai utilisée de manière libre. Pour celle-ci, explique l’artiste tournant dans ses mains une petite expansion jaune en forme de champignon, cherchant à savoir pourquoi elle est bancale, j’ai mis le produit dans le sceau et je n’ai pas touché… C’était un jeu ». Gestes jubilatoires, aléatoires, euphoriques : remuer, renverser, déverser. Coulées roses, oranges, bleues, immenses bonbons ondulants, vagues fluorescentes ou nacrées, qui s’étalent, s’épanchent, gonflent. Chairs qui se plissent, se déplissent. Onctueusement, sensuellement. César inventeur, César magicien qui n’en peut plus de s’approprier et manipuler matières et objets de notre modernité. Rien que pour le plaisir de faire.
Mais César artisan surtout. Hanté par la nostalgie de la grande statuaire qu’il appris, étudiant, à l’Académie des Beaux-Arts, rue Bonaparte. « Pour moi, un sculpteur, c’est un statuaire, comme Maillol ou Rodin. Mais Man Ray, Spoerri, Tinguely, Calder, ce sont des artistes, comme moi ». Et pourtant. Au fond de l’atelier, un « Centaure » de petit format rappelant la statue équestre qui interpelle le passant place de la Croix Rouge à Paris. Et juste devant lui, entre deux autoportraits de bronze, l’original en plâtre de quelques centimètres de haut de ses célèbres « Pouce », comme celui de douze mètres installé à la Défense depuis 1994. Monumentalité. De celle qu’il vénère. La Grande Grèce et l’Italie. Marc Aurèle au Capitole, Donatello à Padoue, Verrocchio à Venise.
Le créateur du trophée en bronze des trophées du cinéma français décédait une année plus tard. Anne Kerner (texte paru dans Beaux-Arts magazine, 1997)