Anne Kerner : Que représente le dessin ?
Amélie Scotta : J’ai expérimenté pas mal de médiums pendant plusieurs années, et j’ai eu besoin à un moment de revenir vers le dessin. Il y a quelque chose de très simple, d’évident et en même temps d’extrêmement riche dans le dessin. Je pense que j’ai de quoi m’occuper toute une vie avec ce médium. Il y a une forme de simplicité, d’accessibilité, aussi bien dans les outils, les supports mais aussi l’histoire, qui pour moi est beaucoup moins intimidant que la peinture, par exemple. J’ai été graphiste pendant plusieurs années, et j’ai vraiment eu besoin de revenir à une pratique manuelle. J’aime cette idée du temps, du geste, de la lenteur, qui permet de rentrer dans les choses, dans la structure des choses et finalement d’incarner. Je suis dans quelque chose de très lent, très précis, très minutieux. Je ne suis pas du tout dans un geste expressif, même si tout le corps est en action lorsque je dessine. C’est entrer en quelque sorte dans une forme de méditation.
A.K. : Quels sont vos outils ?
A.S. : J’utilise beaucoup le graphite, la carte à gratter, qui est une forme de gravure directe. Je gratte une surface noire avec un scalpel pour révéler le blanc. Je travaille aussi plus récemment avec des crayons de couleur. Chaque dessin, chaque œuvre va faire appel à un support différent.J’ai aussi beaucoup travaillé sur des bobines, des rouleaux qui permettent de transformer le dessin en sculpture, en installation et de le faire entrer finalement dans une troisième dimension.
A.K. : Vous travaillez en noir et blanc…
A.S. : Le noir et blanc est très présent. Je pense notamment aux cartes à gratter où je travaille en négatif, par la lumière, par le blanc, çela me permet vraiment d’être dans un travail très graphique, presque cinématographique. Il y a un aspect très documentaire dans mon travail, je vais beaucoup marcher, prendre des photos, faire des recherches d’archives, de textes… etc. Puis il va y avoir une forme de digestion, de macération.
A.K. : Quels sont vos sujets ?
A.S. : Depuis quelques années, je travaille beaucoup autour de l’architecture, l’urbanisme, l’habitat… Je le disais déjà, c’est mon environnement direct. Je suis dans un environnement très urbain, j’ai beaucoup déménagé, j’ai été dans beaucoup de quartiers. Cela me permet de parler de la condition humaine, sans forcément représenter la figure humaine. Nos modes de vie, la manière dont nous vivons ensemble, dont on s’entoure, dont on s’entasse aussi. Les rapports de pouvoir entre les individus, les villes, les pays, les continents. Le rapport à l’habitat me préoccupe depuis plusieurs années. C’est pour moi à la fois quelque chose de rassurant, qui protège, et puis c’est aussi quelque chose qui peut enfermer. L’habitat parle aussi de notre milieu social, forge notre identité. C’est très politique, sociologique. L’architecture, c’est aussi ce côté absolument fascinant de la construction, une manière pour l’homme de se dépasser, d’aller peut être vers le sacré, le mystique.
A.K. : Vous travaillez aussi des constructions…
A.S. : J’ai commencé aussi à travailler sur des petites constructions avec divers matériaux, souvent basiques, des briques, du carton, du bois, que j’ai appelé les Réclusoirs. C’était des constructions au Moyen Age, des petits édifices qui permettaient aux pénitents de s’enfermer volontairement… soit disant volontairement… c’était souvent des femmes… C’est comme quelque chose qui protège mais cela ressemble aussi à une prison… Si on le rapproche de choses plus contemporaines, cela parle aussi des micro-logements et de tous ces habitats précaires qui prolifèrent dans les grandes villes, et évidemment, du confinement. Parfois dans des formes d’enfermement plus technologique, je pense au hikikomori, par exemple, au japon. Donc des choses aussi qui passent aussi par les réseaux sociaux. Il y a souvent, dans mon travail, l’ambiguïté entre la fascination et la violence de certaines constructions.
A.K. : Pouvez-vous nous présenter l’exposition Curtain walls ?
A.S. : Curtain walls est un terme technique utilisé en architecture pour désigner une façade ou un mur qui n’est pas porteur, donc qui ne participe pas à la stabilité de l’édifice.
A.K. : Quel est le point de départ de cette recherche ?
A.S. : Le point de départ est une expérience à Liège ou j’étais en résidence artistique au RAVI. J’étais véritablement cernée par les chantiers. Il y avait le chantier du Tram qui était partout dans la ville, le train et le
bâtiment du CREAHM. J’ai commencé à faire des photos de toutes ces espèces d’installations temporaires, que ce soit les échafaudages, les bâches, les excavations etc… J’ai commencé à faire une série de dessins sur du papier journal, au graphite et au crayon orange, car j’avais besoin de retrouver cette couleur orange de la signalisation.
A.K. : Vous avez travaillé à la fois le drapé et les échafaudages…
A.S. : J’ai vraiment commencé à m’intéresser à cette idée de ville en construction permanente, et à un rapprochement à un organisme vivant. J’ai commencé à me perdre dans les plis, à rentrer dans une forme d’abstraction pure. Je n’arrive même plus à voir ce que je fais, et finalement le drapé se révèle une fois qu’on prend vraiment du recul par rapport au dessin. Les échafaudages, se sont des installations temporaires, qui ne sont pas du tout destinées à être vues ou à rester. J’avais envie de les figer justement.
A.K. : Qu’a apporté ce nouveau travail ?
A.S. : Tout cela me permet de parler d’une forme d’impermanence et de fragilité dans l’architecture. Par rapport aux travaux précédents, j’ai essayé de moins figer le dessin, de moins finir les choses et de laisser une ouverture vers l’imaginaire. J’essaie d’accepter aussi davantage l’accident, l’imperfection, la non finitude… J’essaye vraiment d’aller vers ça, l’idée de simplifier les choses, de résumer, d’aller à l’essentiel.