Texte de Barbara Polla, commissaire de l’exposition
« Dans une exposition photographique consacrée au corps et à ses modifications, que montrer avec la vidéo ? La réponse semble évidente : le mouvement. Le mouvement du corps : la danse, les chorégraphies de nos vies, les jeux de scène que nous jouons en continu… Mais il faut préciser d’emblée que cette exposition n’est pas une exposition sur la danse – on se référera à cet égard à l’exposition historique de Christine Macel et Emma Lavigne “Danser sa vie” présentée au Centre Pompidou en 2011 – mais une exposition d’artistes vidéo filmant le mouvement dansant. D’artistes vidéo, notamment, ayant d’autres centres d’intérêt que la danse : pour Ali Kazma, l’activité humaine ; pour Shaun Gladwell, le corps dans l’espace et le temps ; pour Elena Kovylina enfin, la performance engagée.
La danse, ici, se distingue de la danse telle que généralement comprise : elle se développe le plus souvent ailleurs que sur le mode et dans le monde des professionnels, danseurs, chorégraphes… Elle est dans nos corps, dans nos mouvements parfois imperceptibles tels ceux de nos mains qui dansent sur le clavier ; elle est danse d’habillage du petit matin, d’effeuillage le soir venu et danse érotique de l’après-midi ; elle est nos déplacements urbains, que nous hésitons à dire chorégraphies ; elle est nos rondes, notre pesanteur et nos tentatives d’élévation, elle est ébauche de joie, elle est incertitude, doute, fantaisie, dégagement. Elle est un immense champ imaginaire, un potentiel de gestes ouvert par des chemins de traverse sur notre monde intérieur. Elle est un rire du corps.
Sous la direction de Jean-Luc Monterosso, la MEP a entretenu une double tradition consistant à valoriser en parallèle classicisme et hypercontemporanéité, avec la plus grande rigueur et une ouverture constamment élargie vers des pratiques et des images émergentes, marginales, insoumises parfois, incomprises souvent, novatrices toujours.
C’est dans ce double cadre que s’inscrit la programmation de DANCE WITH ME VIDEO : un cadre très classique avec les trois artistes principaux que sont Shaun Gladwell, Ali Kazma et Elena Kovylina (les deux derniers ont d’ailleurs tous deux vu la MEP produire l’une de leurs œuvres vidéo) et un cadre prospectif : la programmation des week-end. Cette programmation présente un ensemble bien loin d’être exhaustif de ce qui intéresse les vidéastes d’aujourd’hui (dont certains peu connus voire débutants) quand ils filment des mouvements qui sont des danses. La danse, pour ces artistes, commence “à partir du moment où on est debout (ou étendu, aussi) sur le sol (ou l’eau) avec l’air qui nous entoure”, selon l’expression d’Elisabeth Coronel1 .
DANS L’ÉCRAN LE CORPS
La vidéo se joue dans un cadre : l’écran. À cet égard elle est proche de la photographie : le cadrage est essentiel. Et c’est à l’intérieur de l’écran, à l’intérieur de ce cadre apparemment rigide, que se joue la liberté de l’artiste comme du spectateur : “La vie contemporaine habite l’espace de l’écran. La vidéo n’est plus une surface à regarder, mais un environnement à occuper” dit l’artiste Sean Capone2.
DANCE WITH ME VIDEO occupe cet espace de liberté, un espace qui devient terrain de jeu et d’expérimentation, un espace où se joue le mouvement de la pensée, où la pensée même devient mouvement. Le travail des vidéastes de la danse est ainsi proche de celui du grand chorégraphe japonais Saburo Teshigawara : “Mon premier travail, dit ce dernier, n’est pas de fixer ces corps dans une structure chorégraphique mais de les guider et de laisser le mouvement jaillir”. L’écran qui accueille la vidéo permet ce jaillissement. Et la danse porte un mouvement de pensée qui se meut au-delà du corps singulier, le mien, celui du danseur, celui du spectateur : tous nos corps.
Le corps alors habite l’écran, comme les mots habitent les livres et la grammaire propre aux images et aux corps se décline dans ce livre ouvert qu’est la vidéo.
1 Rossana Di Vincenzo, « Saburo Teshigawara : la danse libérée », telerama.fr, publié le 06/05/2014
2 Sean Capone, video artist, https://depict.com/artist/sean-capone
L’image devient partie intégrante de la confection des émotions : l’image mouvante nous met en mouvement – in motion. Dans le meilleur des cas, l’image vidéo incarne l’émotion. Plus encore qu’un livre, elle génère et retient le regard et la mémoire. Un regard qui prend son temps, une mémoire qui le conserve, un corps qui revient.
IMAGE MOUVANTE POUR CORPS DANSANT :
UNE QUESTION DE TEMPS, OU DU CADRAGE AU CADRAN
La vidéo d’art reflète ainsi, entre autres, la recherche d’un temps d’arrêt, d’un cadrage non seulement spatial mais spatio-temporel au sein même du flux ininterrompu des images mouvantes qui nous submergent. Dans ce flux, l’art vidéo se jette lui aussi, et au premier regard semble bien suivre le mouvement. Mais si l’image mouvante nous submerge, la vidéo d’art, elle, émerge. Elle émerge du flux à contre- courant. Elle coupe le flux là où elle émerge. Elle est le contre-flux créatif de l’image mouvante, elle résiste, elle remonte le courant et génère un temps de contemplation, d’immersion, un regard haptique, un regard actif. Un regard d’analyse, aussi, de tri, de crible. Elle devient un processus qui instaure une sortie du flux, une “sortie de crise”.
L’écran est donc aussi celui de la montre, le “cadrage-cadran” dans lequel la danse devient un arrêt sur image et une lutte contre le temps. Le corps dansant promeut la magie de l’instant, du geste plus encore que du corps, le ressenti du corps autre qui devient sien, la perception du corps qui coule. L’écran est un écrin pour la mémoire, une mémoire en mouvement elle aussi, mais qui s’incruste en nous, à force de regard, et module peu à peu nos propres mouvements encore incertains et notre rapport au temps. “Tu construis le temps avec chaque mouvement”, dit encore Saburo Teshigawara.
Pour regarder une vidéo d’art il faut donc “prendre” son temps.
Mais la vidéo permet aussi de le “reprendre” et de le rejouer : “replay !”. Il s’agit alors de ne pas se laisser ensevelir par les images mais d’en jouir, d’en jouir en les créant et en les regardant, en les faisant vivre et en vivant avec elles, hors du flux, comme cette goutte qui s’échappe du torrent et scintille au soleil.
La vidéo d’art est un éloge de l’attente et de la répétition. La répétition, infinie dans la danse : “on reprend”. Et l’attente, le contre-flux : l’un des espaces qu’ouvre la vidéo d’art. Attendre, non pas la fin, mais la suite du processus. Les vidéos d’art n’ont, le plus souvent, ni début ni fin (sauf dans la vidéo-performance, comme chez Elena Kovylina), la narration étant l’apanage du cinéma (si tant est qu’il existe encore une frontière, si ténue soit-elle, entre la vidéo et le cinéma, ou mieux dit, le film3). Attendre, en état d’alerte. Alerte du regard, alerte de la pensée, alerte du corps, des sens – de tous les sens. Possibilité de jouissance. »
3 Philippe-Alain Michaud, Sur le film, Ed. Macula, 2016
Barbara Polla Commissaire de l’exposition
Interview de Barbara Polla par anne Kerner
Jean Luc Monterosso a invité la commissaire Barbara Polla à présenter des vidéos à la Maison Européenne de la photographie en plein mois de la photo à Paris. Un événement exceptionnel. Interview de Barbara Polla.
A.K.: Vous exposez des vidéastes à la MEP en plein mois de la photo. C’est un événement.
B.P.: Oui, la MEP a une longue histoire d’intérêt pour l’image mouvante en contrepoint à la photographie et m’a confié une programmation vidéo pour sa prochaine exposition sur le thème du corps. L’exposition vidéo s’intitule DANCE WITH ME VIDEO – et propose mille formes de mouvements dansant. Dansons !
A.K.: Pourquoi défendez vous l’art vidéo ?
B.P.: Parce que c’est l’art le plus contemporain – et parce qu’il requiert du temps. Un temps que l’on doit « prendre » pour regarder : l’art vidéo se regarde à l’arrêt et génère la contemplation et la réflexion. Et aussi parce que l’art vidéo offre un espace nouveau, différent, un « environnement » qui nous permet de penser le monde autrement. L’art vidéo est un art de résistance.
A.K.: Qui exposez-vous et pourquoi ? Avez-vous un thème, un parcours de l’exposition, des oeuvres ?
B.P.: Que montrer du corps avec la vidéo que la photographie ne saurait montrer ? Le mouvement ! DANCE WITH ME VIDEO montre trois artistes principaux, Shaun Gladwell (Australie), Ali Kazma (Turquie) et Elena Kovylina (Russie) et une quarantaine d’autres vidéastes pendant les projections du week-end. Il faut entrer dans l’auditorium, s’asseoir et jouir des images… et en face de l’auditorium, dans la galerie dite des Donateurs, il y a la célèbre vidéo de Shaun Gladwell sur le thème du skate – une autre forme de danse. Et il faut bien sûr voir l’ensemble de l’exposition, Orlan, Martial Cherrier, Michel Journiac…
A.K.: Pouvez-vous nous parler d’une œuvre en particulier ?
B.P.:Skateboarders vs Minimalism, l’œuvre de Shaun Gladwell, une œuvre culte que doivent voir tous les amoureux du skate – outre ceux de l’image, car comme dit Paul Ardenne à propos de cette œuvre : « Le corps humain saisi par l’esprit de voltige, la quête de l’équilibre absolu et l’expression physique ? Une puissance… Le tabernacle de cette énergie par quoi tout ce qui est humain commence, l’art y compris. »
A.K.: Autre événement. Vous venez de sortir un livre Femmes Hors Normes, chez Odile Jacob, le 8 mars.
Pouvez-vous nous en parler.
B.P.: Le « hors normes » est un concept de déplacement horizontal et non vertical : il s’agit de sortir du cadre donné s’il ne nous convient pas et de nous définir nous-mêmes, pour notre propre équilibre et bonheur, au quotidien ; il ne s’agit pas d’être « exceptionnelle » mais d’assumer notre unicité, notre « irremplaçabilité » comme le dit Cynthia Fleury. Je définis également le concept de « hiérarchie de soi », qui devrait remplacer la hiérarchie sociale habituelle. Être hors normes ? S’ouvrir à soi, s’ouvrir à l’autre. Un préalable : le courage d’ouvrir, de sortir, de changer. Comme montrer des vidéos au musée de la photographie !