Après une superbe exposition cet été à la Fondation Lambert en Avignon, la galerie Almine Rech Gallery est heureuse de présenter la première exposition de Claire Tabouret à la galerie de Paris, « I am crying because you are not crying », dont la seconde partie se tiendra au Château de Boisgeloup, à Gisors à partir du 20 octobre 2018.
« Conflit, voilà sans doute le terme qui permet de décrire le plus souvent les aventures et les vicissitudes humaines à travers les millénaires : luttes politiques et économiques, conflits religieux, révolutions culturelles, mais aussi conflits intérieurs, psychologiques. Ce n’est donc pas un hasard si la lutte a traversé, en tant que sujet, toute l’histoire de la représentation. Il suffit de penser aux lutteurs représentés sur les vases antiques, à la sculpture des Deux lutteurs attribuée à Michel-Ange, ou encore à la célèbre affiche où Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat apparaissent en boxeurs. Luttes, compétitions, danses, accolades, étreintes : qui sont les lutteurs de Claire Tabouret ? Ces archétypes aux corps si éloignés de l’idéal de perfection classique traduisent une tension, un paradoxe. Les lutteurs s’attirent et se repoussent et évoquent ainsi les chorégraphies de Pina Bausch telles que décrites par Raimund Hoghe : « Une plainte d’amour. Se souvenir, se mouvoir, se toucher. Adopter des attitudes. Se dévêtir, se faire face, déraper sur le corps de l’Autre. Chercher ce qui est perdu, la proximité. Ne savoir que faire pour se plaire »[1]. Les corps peints par Claire Tabouret se sentent, dansent, veulent blesser mais se protègent, ils ouvrent un espace de sensibilité pour le visiteur. La nouvelle série d’œuvres sur papier et la répétition du thème du couple évoquent également certaines œuvres d’Edvard Munch telles que Le Baiser ou encore Le Vampire. Leurs couleurs acides évoquent par ailleurs la peinture synthétique contemporaine d’origine pop, comme par exemple l’éventail chromatique de la célèbre affiche d’Andy Warhol pour le film controversé Querelle de Brest tiré du roman éponyme de Jean Genet.
Les œuvres de Claire Tabouret renferment tout cela. Il ne s’agit cependant pas de la simple reprise d’un sujet, d’une iconographie récurrente dans l’histoire de l’art. Une ambivalence latente entre effort physique et tension émotionnelle ajoute aux œuvres un côté aliénant. Sur les visages des lutteurs – quand ils sont visibles – se lisent la crainte de la perte de l’autre et la tentative de l’endiguer. Certains d’entre eux sont des jeunes gens (The Grip, In Your Arms), des adolescents désireux d’une exploration corporelle réciproque. Leurs tentatives de lutte – presque gauches – suscitent de la tendresse et ressemblent plus à des embrassades qu’à de réelles prises. Et si ces actes de force étaient aussi la représentation de la domination et de la soumission, de la pulsion sauvage, du défi, de l’exaltation personnelle ou même d’une vision hypothétique du couple ?
Cette étreinte-accolade incarne la quête constante d’un équilibre entre attaque et défense, succès et échec, agressivité et accueil, victoire et défaite. Les grandes peintures ainsi que les premières sculptures créées par Claire Tabouret pour le second volet de l’exposition au Château de Boisgeloup sont des représentations plastiques d’états d’âme instinctifs, de pulsions innées et incontrôlables. Chacun peut se reconnaître dans ces figures capables de transmettre une tension psychologique. Dans certaines pièces (Indivisible Lovers par exemple), les taches de l’arrière-plan introduisent une complexité supplémentaire en rappelant les taches utilisées par Hermann Rorschach dans ses tests d’évaluation de personnalité. Quoi de plus ambigu qu’une tache de Rorschach, élément par définition à la limite entre abstraction et figuration ? Indivisible Lovers amène aussi un autre thème fondamental de la poétique de Claire : l’amour. Pour l’artiste, celui-ci suppose toujours dualité, ou mieux, dualisme. C’est une recherche d’équilibre qui, telle une partie d’échecs, peut subitement basculer dans la domination de l’autre et bouleverser la relation.
La deuxième partie de l’exposition de Claire Tabouret se tiendra dans l’atelier de sculptures du Château de Boisgeloup, acquis par Pablo Picasso en juin 1930. C’est en réaction à la figure tutélaire de Picasso, dont découle la construction de ce double projet d’exposition, que l’artiste a pensé ses nouvelles œuvres et le titre de l’exposition « I am crying because you are not crying ». Marquée par la Femme qui pleure de 1937 et le visage déformé par la douleur de Dora Maar, Claire Tabouret a conçu cette nouvelle histoire picturale comme une métaphore de la relation amoureuse. A travers la représentation de corps aux différentes étapes d’une épreuve de lutte, les figures dépeintes dans ses nouvelles œuvres interrogent la tension érotique créatrice d’un couple et les tragédies de la rupture.
D’un chapitre à l’autre, « I am crying because you are not crying » témoigne de la double identification de Claire Tabouret à la femme qui pleure et au peintre qui peint la tragédie, annonçant la crise émotive née de la rencontre-lutte avec l’autre. On y perçoit presque une peinture en larmes – faite de couleurs-larmes – pas si éloignée sur le plan conceptuel des pleurs silencieux et douloureux de Bas Jan Ader dans le film en noir et blanc I’m Too Sad to Tell You (1971), si cher à l’artiste. Une douleur infinie, aussi infinie que la réitération des lutteurs. Une obsession que Claire Tabouret mène à l’extrême, consciente de la difficulté de pouvoir mettre fin aux hostilités et aux conflits de l’être humain, si ce n’est par la représentation artistique ». Chiara Parisi
[1] Raimund Hoghe, Pina Bausch – Histoires de théâtre dansé, Paris, 1997.