Il y a plus de soixante ans, Christoph von Weyhe a quitté l’Allemagne du Nord pour Paris. Anne Kener et le photographe Jean-François Gaté l’ont rencontré dans son atelier, sous les toits avec vue sur le ciel. La même lumière douce et sereine illuminait ses yeux et le lieu.
Il est des êtres qui s’accrochent au monde dans la fulgurance et l’excès. D’autres qui au contraire, savent tout simplement en faire partie. Christoph von Weyhe est de ceux là. De ceux qui cherchent la « sensation ». Celle de Cézanne et de bien d’autres, permettant de rester fidèle à soi-même. Celle qui demande l’hermétisme exclusif et naturel d’un peintre n’ayant de responsabilité qu’envers lui même.
Dans l’immense atelier baigné de lumière regardant sur les toits de Paris, les murs remplis de livres, point de discours non plus. Seule une immense connaissance de l’art et des artistes qui, comme avant lui, restent réceptifs aux appel de la réalité visible et en observe les messages. Seul aussi, un désir de solitude et de calme, un accès à la communion contemplative, à cette relation unique et inouïe entre l’oeil et l’esprit, le touchant touché. Pour aller toujours « plus loin », comme disait Van Gogh.
Un pâle soleil glisse ce matin là sur les toiles protégées de draps et caresse celles qu’il a préparées. De lourds chevalets à roulettes accueillent les très grands formats de celui qui à 20 ans, sur les conseils de sa tante, parti étudier aux Beaux-Arts de Paris. Une arrière-grand-mère française et sa connaissance de la langue avaient convaincu le grand jeune homme aux yeux bleus de quitter une Allemagne d’après-guerre déboussolée mais dont le souvenir nostalgique ne cessera de le hanter. Accompagné par sa nièce, raconte t-il, avec sa douce intonation chantante, il voyage régulièrement de Paris à Hambourg en voiture et s’arrête sur le port de son enfance. Depuis près de trente cinq ans. « Heureusement, on ne peut pas renier ses racines. Je sens que je suis marqué par ma culture de naissance. Et cela ne sert à rien de le nier. », dit-il, souriant. Christoph von Weyhe a aussi la grâce de la sagesse.
L’élégant aristocrate de 82 ans a belle allure avec son jean surmonté d’un polo et d’un pull du même gris raffiné. Sous son regard bienveillant, il fait découvrir quelques uns de ses trésors comme des dessins de la maison d’Arletty à Belle-Ile en mer réalisés dans les années 1970. Mais dans l’atelier sobre meublé de pièces de designers, un fauteuil de Marc Newson et un lit de repos de Jean Prouvé, ce sont ses toiles qui attirent le regard. De très grandes toiles au fond mouvant rythmées par des éclats de lumière. « J’ai découvert le port de Hambourg et je l’ai trouvé d’une si grande beauté que j’en ai fait le sujet de mes premiers dessins importants réalisés directement sur place. Et depuis ce lieu ne m’a pas quitté. On ne se lasse pas. Il y a une activité intense et le paysage bouge. C’est fascinant. Avec les motifs que je capte je ne me redis pas. Enfin, j’ai l’impression de ne pas dire toujours la même chose ».
A force de creuser l’apparence des choses, Christoph von Weyhe offre un hymne polyphonique à la splendeur du monde. Sur ses toiles qu’il couvre patiemment de striures sombres assez fines pour réussir un glacis d’une délicatesse infinie, l’artiste brosse de larges coups de pinceaux, les traces de la lumière qu’il capte dans la nuit. Toujours dans cette nuit qui agit dans le secret de l’éclat des êtres et des choses. Ces longues touches, l’une sur l’autre, se regardent comme une portée musicale colorée d’or et de pourpre. Nul doute, son domaine est le tableau. Et la surface peinte est pour lui la membrane sur laquelle résonnent les notes ténues de ses sensations visuelles. « J’ai appris la gravure au Beaux Arts et j’ai peint naturellement en noir et blanc. J’ai eu ensuite du mal à venir à la couleur car c’était ma force pendant longtemps. J’avais des complexes… il fallait que je domine cette peur », avoue t-il, soulagé par sa victoire.
L’oeuvre de Christoph von Weyhe n’est autre que cette quête d’absolu submergeant tout grand peintre, une quête atteinte lorsque cesse la trajectoire vertigineuse du temps. L’artiste soulève encore un drap avec précaution. Nous ne sommes plus à Hambourg, en pleine nuit, mais à Sidi Bou Saïd, en plein soleil. L’émotion gagne. « J’ai peint cette toile de la fenêtre de ma chambre, après sa mort « , dit-il en parlant pour la première fois de son compagnon pendant presque soixante ans, jusqu’au-boutiste comme lui, le couturier Azzedine Alaïa. « C’est quoi l’éternité ?, se demandait Paul Valéry, c’est la mer allée avec le soleil ».