« Nous n’avons pas de philosophie de l’art. Qu’est-ce que Christo et Jeanne-Claude font ? Nous souhaitons créer des œuvres d’art, des œuvres de joie et de beauté. Comme pour toute véritable œuvre d’art, celle-ci n’a absolument aucun but : ce n’est pas un message, ce n’est pas un symbole, ce n’est qu’une œuvre d’art. Et comme tous les vrais artistes, nous créons ces œuvres d’art pour nous et nos collaborateurs ». Christo et Jeanne-Claude
En 1958, le bulgare Christo Vladimiroff Javacheff rencontre le française Jeanne-Claude Denat de Guillebon. Ils seraient nés le même jour à la même heure ! Un coup de foudre donc et une vie consacrée à l’art. Le couple va passer un demi-siècle à empaqueter des lieux, des bâtiments, des monuments, des parcs et des paysages. Hors de tout courant artistique, refusant aussi bien le Nouveau Réalisme et plus tard le Land Art, jamais deux artistes n’auront passé autant de temps à voyager pour convaincre à la réalisation de leurs projets. Leur oeuvre? « Le résultat d’une réflexion et d’une intuition esthétique imposée à un environnement naturel et construit ». Christo vient de nous quitter le 31 mai à 84 ans, 12 ans après le départ de Jeanne-Claude à l’âge de 72 ans. L’exposition du Centre Pompidou présente les années parisiennes de Christo et Jeanne-Claude, de 1958 à 1964 où ils partent pour New York et le magnifique projet du Pont Neuf réalisé en 1985.
La très experte commissaire de l’exposition, Sophie Duplaix, nous éclaire sur les créations de ce couple hors-norme.
Anne Kerner : Quel est le projet de l’exposition ?
Sophie Duplaix : Nous travaillions sur l’exposition depuis trois ans. A l’origine, l’idée de Christo était de se concentrer sur son travail autour du Pont Neuf et de présenter une exposition dossier. Cet ensemble constitué de documents d’archives, de photographies, d’éléments d’ingénieries et d’études préparatoires qu’il gardait pour chaque projet, Christo désirait le présenter à Paris. Le Centre Pompidou préférait que l’exposition prenne une forme différente centrée sur les années parisiennes de Christo.
A.K. : Pourquoi ce choix ?
S.D. : Ces années parisiennes sont pour Christo des années fondatrices, celles où il va réfléchir et élaborer son geste artistique, de 1958 à 1964. Le Centre Pompidou avait à coeur de les montrer dans le premier grand volet de l’exposition mais dans un second volet, il voulait présenter le projet du Pont Neuf, imaginé en 1975 et abouti en 1985. Au centre de l’exposition, j’ai insisté pour projeter un film auquel je tiens beaucoup, « Christo in Paris », réalisé par des documentaristes américains exceptionnels David Maysles, Albert Maysles, Deborah Dickson, Susan Froemke. Ce film est essentiel car il montre toute l’élaboration du projet du Pont Neuf et comment le couple travaillait.
A. K. : Ce n’est donc pas une rétrospective ?
S.D. : Non. Cette exposition n’est pas une rétrospective mais permet de comprendre comment sont nés les projets de Christo et Jeanne-Claude à l’échelle monumentale dans l’espace urbain. Elle montre aussi des oeuvres qui n’ont jamais été montrées au public.
A.K. : Quels sont donc ses débuts ?
S.D. : Christo arrive à Paris en 1958. Il a pu déjà découvrir l’art en dehors de la Bulgarie qu’il a fuit en 1956 car il a vécu tour à tour à Prague, à Vienne, à Genève et enfin à Paris où il s’est familiarisé avec l’art occidental. Dans la capitale, Christo est fasciné par ce qu’il découvre dans les galeries et par toute la scène artistique. A Paris, il voit beaucoup de peinture abstraite et notamment la peinture matiériste. C’est dans la matière qu’il se plonge alors au début, notamment avec tout ce qu’il appelle ses « surfaces d’empaquetage », qui sont des oeuvres en deux dimensions réalisées avec du papier ou du tissus froissé ou encore laqué. Ces oeuvres sont la réponse directe à ce qu’il voit dans les galeries.
A.K. : L’exposition dévoile des oeuvres inédites…
S.D. : Oui. L’exposition montre aussi des séries importantes encore jamais vues du grand public comme les « Cratères » par exemple.. Ils sont une réponse directe à l’oeuvre de Jean Dubuffet qu’il a découvert à Genève mais aussi à la galerie Daniel Cordier qu’il fréquente à Paris et qui représente Dubuffet à l’époque. C’est sa manière à lui de réagir à cet art. Christo connaissait son travail mais les deux artistes ne se connaissaient pas car Christo avait 23 ans et Dubuffet était un monument. Il y a donc effectivement cette réflexion sur la matière par rapport à ce qu’il voit dans les galeries, mais parallèlement, il développe vraiment un langage personnel qui intègre la troisième dimension. Christo veut avant tout travailler en volume très rapidement et commence à empaqueter de très petites boites, que ce soit des boites de conserve ou des boites de peinture, qu’il va entourer de tissus trempés dans de la résine et entouré de ficelles. Il utilise ce procédé avec les boites et les bouteilles. Il imagine également une sorte de mobilier qu’il bricole lui-même avec des étagères et il insère ses petites boites dans des étagères et appelle cela son « Inventaire ». Et ce language lui est tout à fait spécifique.
A.K. : Quelles sont les caractéristiques sa démarche ?
S.D. : Sa démarche est unique. Il introduit dans l’oeuvre une nouvelle dimension qui est celle de ses racines, de son histoire, le fait d’être réfugié avec un statut non défini. Il travaille autour de l’idée de l’urgence qui correspond à ce que l’on met dans un coin avant de déménager. L’idée de l’empaquetage autour de ces petites boites l’amène d’une part à travailler davantage sur l’empaquetage d’objets de façon plus général. Ce geste est tout à fait personnel et nous ne pouvons le rattacher personne. Il le développe davantage dans l’espace avec les barils qui sont le format au-dessus de la boite de conserve, objet qui est ses yeux très sculptural. Ce que je vois par rapport à l’histoire de l’art et comment Christo s’y s’inscrit, c’est que même s’il fréquente les nouveaux réalistes et Pierre Restany, le critique d’art qui a fondé le mouvement en 1960, même si les amitiés restent, Christo ne s’y reconnaît pas du tout. Ce ne sera pas son histoire.
A.K. : Que fait-il alors ?
S.D. : A Paris, en empaquetant les objets avec des cordes, des ficelles, c’est aux lignes de force des objets qu’il s’intéresse. Comment réussit-on à transformer des objets en les occultant avec du tissus et en les entourant de ficelle, comment leur redonner leurs lignes de force et donner une autre vision à l’objet ? Christo se projette très vite dans l’espace public. On voit tout de suite que c’est son grand rêve. Car dès 1961, il imagine un projet pour la rue Visconti à Paris, avec des barils destinés à boucher la rue juste pour un soir fin juin 1962, alors qu’à ce moment-là, il entend parler de la construction du mur de Berlin. A cet endroit, il fait déjà un photomontage avec les barils !
Il imagine également deux autres photomontages que nous présentons dans l’exposition. Il y a l’Ecole Militaire et celui de l’Arc de Triomphe. Sa première idée de l’emballage de l’Arc de Triomphe se fait dès 1962. Ce qu’il réalise à l’échelle des objets, Christo sait qu’il peut le faire à l’ échelle monumentale et c’est ce qu’il fera et c’est ce qui est fascinant. Le parcours de l’exposition permet de bien comprendre ce cheminement incroyable.
A.K. : Que dire des tissus employés pour les oeuvres ?
S.D. : L’exposition dévoile aussi beaucoup d’objets qui n’ont jamais été vus. On voit la richesse et la diversité des solutions d’empaquetages avec des tissus très différents, laqués, froissés, très rigide au début, et qui gagnent en souplesse. Il va passer du tissus brut puis évoluer vers les variations de couleurs, de textures, choisir la manière dont les ficelles et les cordes sont entourées. On comprend à quel point, il possède ce sens des volumes qu’il développe totalement par la suite. Christo, c’est l’empaquetage, certes, mais aux coeur de cette démarche, il y a le tissus. Il ne va pas seulement empaqueter avec le tissus. En 1972, avec l’un des ses premiers grand projet intitulé « Valley Curtain », il posait un grand rideau orange spéculaire tendu entre deux collines dans le paysage du Colorado. J’ai d’ailleurs tenu à poser un grand échantillon du tissus utilisé pour l’oeuvre du Pont Neuf sur une estrade. Car tout son travail du tissus est fait pour accrocher la lumière.
A.K. : Et pour le tissus du Pont Neuf ?
S.D. : C’est un tissus polyamide qui a un coté brillant et soyeux que l’on voit bien dans les photographies, et qui permet de donner des couleurs qui vont du jaune très pâle au jaune bouton d’or suivant les rayons du soleil. Cette souplesse du tissu, la manière dont la lumière joue sur le tissu, cette fluidité, cette mobilité est très importante car pour Christo elle est liée à la notion de liberté, de nomadisme qui sont des concepts qui qualifient son art. Il reprend l’idée des nomades qui poussent leurs tentes et peuvent les plier du jour au lendemain. Le côté temporaire de l’oeuvre achevée est essentielle pour Christo et Jeanne-Claude.
A.K. : Que voulez-vous que nous retenions encore de ces immenses artistes ?
S.D. : Il y a les périodes de gestation d’un projet qui peuvent s’étaler sur des années comme dix ans pour le Pont Neuf, vingt-cinq ans pour le Reichstag, ce sont des durées très très longues de préparation et il faut toujours le redire, c’est entièrement financé par la vente des dessins préparatoires dont nous présentons à l’exposition une quarantaine du Pont Neuf. La vente de ses études préparatoire finançaient entièrement les projets. Chaque projet donne lieu à une présentation temporaire en général de quinze jours incluant trois week-end, pour qu’un maximum de personnes du grand public puisse bénéficier de l’oeuvre, de ce moment exceptionnel de joie et de beauté, ce sont les termes qu’ils emploient.
A.K. : Peux t-on parler de partage ?
S.D. : Ce sont des oeuvres dédiées à la joie, à la beauté, au plaisir du public, avec ce côté temporaire qui accentue un côté encore plus précieux à ce spectacle extraordinaire et insensé, presque inconcevable, que l’on a sous les yeux. Et on sait que quelques jours plus tard ce sera fini. Mais pour les artistes toute la phase préparatoire et tout aussi importante d’où l’idée de conserver les dessins, les maquettes, etc…
A.K. : Est ce que leurs installations peuvent être remontées par d’autres personnes ?
S.D. : Non. Il y a un caractère d’unicité absolue pour les oeuvres donc elles ne se feront jamais plusieurs fois. Elles ont suivi une phase de négociations et de préparations qu’il appellent la « software period », qui correspond à un contexte politique , culturel et économique particulier. Après la réalisation concrète, il est hors de question de répéter les choses.
A.K. : Et le projet de l’Arc de Triomphe ?
S.D. : Pour l’Arc de Triomphe qui sera emballé en 2021, l’oeuvre était quasiment réalisée. L’idée a été imaginée au début des années 60, a été remise sur le devant de la scène grâce à l’exposition du Centre Pompidou. On sait même dit pourquoi ne pas empaqueter le centre Pompidou mais cela n’intéressait pas Christo, pour lui empaqueter un musée, c’était trop facile ! La conjoncture était favorable et les autorisation principales obtenues, rapidement, le tissus déjà fabriqué, les structures prêtes, car c’est très important de dire que Christo a un immense respect pour les monuments historiques don il protège à chaque fois avec l’aide d’ingénieurs bien sur, les monuments avec des structures usinées pour que le tissus ne touche pas le monument, justement. Tout cela était conçu. Tout est là. L’art de triomphe est complètement calé. C’était abouti donc c’est normal que le projet se fasse et ce sera toujours en 2121 le projet de Christo et Jeanne-Claude.