Anne-Lise Broyer invente une nouvelle pratique de la photographie où elle mêle image, dessin et musique. Elle livre donc un travail assez total d’une infinie poésie. Subtile, délicate, romantique. Depuis une vingtaine d’années, ses oeuvres merveilleusement atmosphériques vous livrent une photographie de genre pour s’inscrire dans une continuité, dans l’histoire de l’art. Nourrie par Marguerite Duras, Georges Bataille, George Noël et Bernard Murat, elle donne aussi des titres d’une beauté infinie comme « Le temps est caché dans les plis d’une fleur ». Interview dans son exposition à la toute nouvelle galerie S. dirigée par Sidonie Gaychet.
Anne Kerner : Pouvez-vous nous parler de votre exposition à la galerie S ?
Anne-Lise Broyer : Sidonie Gaychet m’a invitée à exposer en regard de mon actualité au Château de Tours et à la BnF à Paris. Je suis sortie de l’accrochage linéaire que j’affectionne pour m’inscrire dans une logique de portée musicale. Le lien est la disparition récente de Jean-Louis Murat dont la musique, et particulièrement la chanson « Le lien défait », m’a portée. Je suis partie de là, et je montre, en pointillé, des fragments de séries qui remontent à 2008, à des images très récentes, à quelques jours de leur réalisation pour les dessins. Le regard navigue dans les séries, dans les époques, dans les lieux. J’apprécie dans les textes de Jean-Louis Murat, un romantisme, une mélancolie et une manière de se tenir malgré tout avec élégance dans un monde bien cabossé.
Ces images ont aussi une prise avec le réel. Il s’agit d’une déambulation par la forme et la matière plus qu’un récit, comme je le réalise habituellement autour d’une oeuvre. On retrouve des motifs, une grammaire de formes, une présence de l’oeil. Il y a des références à Murat, mais aussi des images que j’ai puisé dans le corpus assez conséquent de Georges Bataille qui, avec Murat, a partagé le même territoire, l’Auvergne. J’aime ce rapport aux lieux très forts, à la réminiscence de lectures qui viennent affleurer à la surface de l’image, dans un mélange de ressentis littéraires et d’émotions que j’essaie de rendre palpable. Cet accrochage est peut-être aussi une phrase installée au mur. J’ai « Chercher une phrase » et cette phrase se place finalement dans un retour sur un territoire natal pas forcément géographique mais atmosphérique. Pierre Alferi parle de « la forme du retour à la langue », la forme de la rétrospective, il évoque une « météo du sens », il énonce : le flux, le flou, les nuages, le ciel, la tenue, l’humeur, le goût…
A.K. : Voit t-on une évolution dans votre écriture depuis 2018 ?
A-L. Broyer : On ne la remarque pas. Mes premières images datent de 1994-1996 et étonnamment, je peux encore les mêler à mon travail d’aujourd’hui. Mon geste est devenu bien entendu plus mature, mais du point de vue du style, les images peuvent se mailler. C’est peut-être grâce au rapport à la focale, le 50 mm uniquement, celle-là même qu’utilisait Robert Frank et Bernard Plossu. Elle induit une distance, un rapport respectueux avec le sujet. Je n’ai jamais changé d’outil. J’utilise le même appareil argentique Nikon F3. C’est ce même regard, ce même corps qui se déplace avec cette même prothèse visuelle depuis presque trente ans maintenant. Nourrie par Marguerite Duras, Bataille,
A.k. : Vous avez introduit la matière…
A-L. Broyer : Oui, la matière date d’une dizaine d’années. Par le geste du dessin, je réinterroge la technique et l’histoire de la photographie. C’est l’expérience photographique de la révélation de l’image, de cette montée de la matière qui a lieu en chambre noire, ce dialogue avec la lumière aussi. Mon travail rejoint les images mentales que j’ai en tête quand je lis. Lorsque je commence un projet autour d’un auteur par exemple, j’ai des images mentales, flottantes. Le tirage indique la fin d’un processus. Mais c’est précisément ce processus, cette maturation des images que j’aime. Et par le dessin, je poursuis indéfiniment ce flottement de l’image puisqu’elles deviennent à nouveau mouvantes. C’est aussi un dialogue partagé avec le spectateur, qui, par son mouvement, révèle à nouveau l’image. Au moment de l’invention de la photographie, il n’était pas compliquer de capter l’image. Il était en revanche compliquer de la stabiliser sur un support. Je m’empare de cette difficulté, et je la fixe. Je fixe l’impossibilité de fixer l’image. J’aime aussi les matières riches qui renouent avec les matières des primitifs, avec le daguerréotype, positif et négatif en même temps, mat et brillant, fragile, immanent. C’est ce que j’aime capter ou rendre dans ces rectangles que je propose au mur.
A.K. : Comment maîtrisez-vous la contrainte du support ?
A-L. Broyer : La photographie demeure par essence un cadrage. Je rejoue avec ce rectangle qui s’ouvre sur un infini. C’est un peu cliché de le dire, mais il s’agit quand même d’une fenêtre, d’un miroir aussi. Il se passe un moment de bascule dans la chambre noire. La photographie paraît telle un miroir qui réfléchit un rectangle de réel. J’aime bien cette mise en abîme de rectangles. Cela rend voyeur, puisqu’on invite un spectateur à regarder dans le rectangle dans lequel on a regardé. C’est l’intimité d’une vision. C’est une proximité partagée.
A.K. : Quelle est la différence entre vos paysages et les bouquets par exemple ? Comment les envisagez-vous ?
A-L Broyer : Dans les deux cas, c’est un genre. J’aime beaucoup me confronter au genre classique et m’inscrire dans une continuité, dans l’histoire de l’art. Je ne crois pas à la nouveauté, mais au déplacement des gestes. Cela permet la référence et la révérence. Mon regard est nourri d’un passé d’images qui font partie du monde et je ne cesse de le réactualiser dans un présent.
A.K. : Qu’aimeriez-vous que le visiteur retienne de votre exposition ?
A-L. Broyer : J’aime l’idée d’un dialogue, d’une face à face, que le spectateur regarde mes images autant que celles-ci le regardent. Je souhaiterais que mes images infusent, deviennent des images mentales pour le visiteur. J’aime l’idée d’une temporalité aussi. Mes images sont là pour ralentir. C’est un travail assez conceptuel au fond. Les temporalités se maillent, le temps bref de la prise de vue et celui infini du dessin. C’est une expérience temporelle qui est partagée. Je propose aussi une sorte d’indice de récit et chaque spectateur va pouvoir fabriquer son histoire.
A.K. : Pouvez-vous nous donner quelques précisions sur vos expositions au Château de Tours et à la BnF à Paris ?
A-L. Broyer : Au Château de Tours, je présente deux séries et les deux témoignent d’une expérience du paysage, d’un territoire. La première, « Le Chant de la phalène », est le fruit d’une résidence au Domaine de Kerguéhennec. Elle est nourrie par la pratique de la marche et de la cueillette de bouquets. La seconde, « Le temps est caché dans les plis d’une fleur », est née d’une autre résidence dans le cadre du festival Planches Contact à Deauville, et invite à dialoguer avec la Normandie. Cette région a été le territoire de mes premiers émois avec Duras, Flaubert, Proust, Sagan, Maupassant… Là, des écriture ont éclot… Mais au sortir du confinement et face à un monde vacillant, je voulais que la beauté du monde soit traversée par l’actualité, comme le faisait Duras quand elle était au Roches Noires à Trouville et qu’elle commentait, à l’écart, le monde dans le journal Libération. Ainsi, mon récit littéraire est traversé d’Unes de journaux. Celles-ci viennent brouiller et heurter la beauté du monde. C’est un hommage au geste d’écriture de Marguerite Duras. Hélène Jagot, directrice des Musées de Tours, m’a invitée à dialoguer également avec les collections anciennes : je viens me glisser dans les interstices et je crée un récit à travers les collections du XIXe du Musée des beaux-arts avec la série « Madame Air ».
À Paris, je présente dans le cadre de l’exposition « L’épreuve de la matière », à la BnF, deux oeuvres qui font partie de la série « Le langage des fleurs » où je crée un dialogue entre photographie et dessin tout comme je rejoue l’expérience du motif floral.
A.K. : Quels sont vos projets ?
A-L. Broyer : Dans cette même exploration des médiums, je travaille sur un projet intitulé « La maladie du sens », à l’URDLA à Villeurbanne. C’est un grand projet de gravure soutenu par la bourse Stampa de l’Adagp, de taille-douce sur des tirages argentiques autour de Stéphane Mallarmé par le prisme d’un texte du poète Bernard Noël. Une exposition personnelle se tiendra de septembre à novembre prochain à l’URDLA soutenue par l’Adagp et la bourse Stampa. Je poursuis également le tour de Méditerranée avec ma série « Est-ce là que l’on habitait ? » qui frôle le documentaire, une traversée des désastres avec un point de vacillement entre la catastrophe et la reconstruction. Elle a reçu le soutien du Cnap. Je suis enfin la première résidente photographe du musée de l’Armée aux Invalides avec le projet intitulé « Les attaches ».
A voir :
- Anne-Lise Broyer, « Comme l’oiseau borgne », Galerie S, 8, rue du Bourg l’Abbé, 75003 Paris. Tel : +33 (0)1 40 33 10 02. www.galerie-s.com. Du 9 décembre 2023 au 24 février 2024.
- Anne-Lise Broyer, « Recueil », Château de Tours, 25, Avenue André Malraux, 37000, Tours. Tél : +33 (0)2 47 21 61 95. www.chateau.tours.fr. Du 6 octobre 2023 au 21 janvier 2024.
- Visite commentée par Anne-Lise Broyer, le samedi 19 janvier à 15h.
- URDLA, 207 Rue Francis de Pressensé, 69100 Villeurbanne, « Les attaches », projet artistique d’Anne-Lise Broyer, Musée de l’armée. Hôtel national des Invalides, 129, rue de Grenelle, 75007 Paris. Tél. : +33 (0)1 44 42 38 77. www.musee-armee.fr. Exposition et édition à venir, septembre 2024. Présentation au public le 24 janvier 2024.
- « Épreuves de la matière. La photographie contemporaine et ses métamorphoses », Bibliothèque François-Mitterrand – Galerie 1, Quai François Mauriac, 75706 Paris Cedex 13. Du 10 oct. 2023 au 4 février 2024. www.bnf.fr.
Contacter l’artiste Anne-Lise Broyer :
contact@annelisebroyer.com
www.annelisebroyer.com
Toutes les images, © Anne-Lise Broyer courtesy Galerie S. Paris. Adagp, Paris, 2023