Barbara Polla représente Ali Kazma dans sa galerie Analix Forever à Genève et l’expose dans le monde entier.
Elle parle de sa découverte et de sa passion pour l’oeuvre de l’artiste turc.
Pourquoi défendez vous l’art vidéo ?
Parce que c’est l’art le plus contemporain – et parce qu’il requiert du temps. Un temps que l’on doit « prendre » pour regarder : l’art vidéo se regarde à l’arrêt et génère la contemplation et la réflexion. Et aussi parce que l’art vidéo offre un espace nouveau, différent, un « environnement » qui nous permet de penser le monde autrement. L’art vidéo est un art de résistance.
Comment avez-vous découvert l’oeuvre d’Ali Kazma et qu’est ce qui vous a touché ?
J’ai découvert l’oeuvre d’Ali Kazma en 2007, à la Biennale de Lyon. Je préparais alors une exposition sur les représentations du travail dans l’art contemporain (« Working Men » , en collaboration avec Paul Ardenne) et il nous est apparu comme une évidence que ce travail devait être inclus dans l’exposition. La qualité des vidéos, la justesse et l’intelligence du regard porté sur le travail m’ont d’emblée fascinée. Dans la foulée, j’ai fait la connaissance d’Ali Kazma, un ami désormais, qui depuis a exposé dans de nombreuses autres biennales, dont la biennale de Venise en 2013 (Pavillon Turc). Ce qui m’a le plus touché, et me touche encore aujourd’hui, c’est le respect de l’artiste, voire sa fascination, pour l’activité humaine — dont il rêve d’ailleurs de réaliser une encyclopédie d’images mouvantes.
Quelles sont les caractéristiques les plus fortes de son travail ?
L’attention portée aux moindres détails. Le rythme des images, la sensualité du rythme. Les questionnements tels « Comment filmer un poète ? » La patience. L’exigence, qui est extrême. La rigueur. L’absence de musique : seuls les sons « endogènes » sont retenus. La tendance actuelle vers l’abstraction. La passion pour les livres, pour l’écrit, pour la philosophie.
Que représente l’exposition au jeu de Paume ?
L’exposition du Jeu de Paume présente une grande rétrospective du travail d’Ali Kazma, mais pas seulement. Marta Gili, la directrice du Jeu de Paume, a une vision des expositions ouverte et dynamique. Les spectateurs pourront ainsi découvrir de nombreuses oeuvres récentes, dont plusieurs produites par le Jeu de Paume, ouvrant de nouvelles perspectives même à ceux qui connaissent le mieux le travail d’Ali Kazma. Le vidéaste turc en effet travaille désormais ,depuis deux ans environ, sur des projections multiples et synchronisées, un aspect certes technique mais qui va bien au delà de la technique, générant pour le spectateur une immersion encore plus puissante dans les images.
L’exposition par Pia Viewing, commissaire.
Intitulée « Souterrain », l’exposition personnelle d’Ali Kazma au Jeu de Paume s’attache à montrer l’évolution de son travail au cours des dix dernières années. Elle comprend une vingtaine d’œuvres vidéo, dont deux ont été réalisées à cette occasion, et une publication photographique – un livre d’artiste. Immergé dans l’espace, le spectateur fait face aux rythmes et aux couleurs des projections créant des liens entre chacune d’elles. Depuis le début de son travail, Ali Kazma a réalisé plus d’une soixantaine de vidéos. Ce corpus réunit de nombreux films indépendants, mais également deux grandes séries intitulées Obstructions (2005-en cours) et Resistance (2012-en cours). La première comporte auourd’hui dix-huit vidéos de durée variable (de 5 à 70 minutes) :
« Les œuvres de la série Obstructions traitent principalement des initiatives de l’homme en vue d’assurer la continuité, le confort, la mesure, la maîtrise, la subsistance et les soins du corps. Le domaine de ces activités, ou leur produit final, pourra être un objet concret venant en aide au corps, ou le compléter, tandis qu’à d’autres occasions, c’est le corps qui est révélé par l’activité, ou devient le site même de cette activité. Le titre de la série fait référence à la vérité scientifique fondamentale selon laquelle tout doit en définitive péricliter et mourir. Ici, “obstructions” désigne la somme des activités humaines mobilisées dans la lutte contre l’inévitable processus d’anéantissement — aboutissant à la mort —, pour le ralentir, le retarder ou l’ignorer provisoirement*. »
Avec la série Resistance, l’artiste se focalise sur le corps humain dans le contexte du progrès aux périodes moderne et postmoderne. Ces vidéos, d’une durée allant de 3 à 8 minutes, sont un peu plus courtes que celles de la série Obstructions. L’installation vidéo réalisée par Ali Kazma pour le pavillon turc de la 55e Biennale de Venise (2013) comportait la projection simultanée de treize œuvres issues de cette série, soulignant l’utilisation de l’espace d’exposition comme l’un des éléments essentiels de l’œuvre : « La série Resistance est née de celle des Obstructions. Avec ce projet élaboré pour le pavillon turc de la 55e Biennale de Venise (2013), Kazma explore les processus qui à la fois construisent et contrôlent le corps, les efforts considérables déployés pour déchiffrer les codes sociaux, culturels, physiques et génétiques du corps humain en vue de le rendre parfait, et les activités au cours desquelles le corps devient ou est transformé en un vecteur de nouveaux symboles et significations. »
De Safe (2015) – la Réserve mondiale de semences qui abrite la plus vaste collection de graines reflétant la diversité des cultures dans le monde, aménagée dans une île de l’archipel du Svalbard, au nord de la Norvège, et conçue pour les préserver de l’extinction – à Mine (2017) – une mine de salpêtre abandonnée du désert d’Atacama, au Chili –, de Taxidermist (2010) – vidéo détaillant le nettoyage, les traitements conservateurs de la peau d’animaux morts et leur empaillage – à Tattoo (2013) – décrivant les compositions complexes qui couvrent la peau d’un jeune homme se faisant entièrement tatouer le corps –, de Brain Surgeon (2006) – opération à cerveau ouvert d’une patiente souffrant de la maladie de Parkinson – à Anatomy (2013) – une leçon d’anatomie pratiquée sur un cadavre, à laquelle assiste un groupe d’étudiants en médecine –, Ali Kazma élabore une véritable cartographie en mouvement de l’activité humaine.
L’intérêt de l’artiste pour des sites qui témoignent plus particulièrement de l’histoire de l’homme s’exprime dans des œuvres comme Absence (2011) et Safe (2015), ainsi que dans ses deux films les plus récents, réalisés spécialement pour l’exposition du Jeu de Paume. Intitulés Mine et North, ils figurent des lieux hostiles, très impressionnants et associés à des situations politiques complexes, qui ont été exploités par l’homme avant d’être délaissés. Mine a été tourné dans l’ancienne mine de salpêtre de Chacabuco, bourgade minière abandonnée, située dans le désert d’Atacama, au Chili. La mine ferma ses portes à la fin des années 1930 puis fut transformée par le régime de Pinochet, au début des années 1970, en camp de concentration où furent internés ouvriers, avocats, artistes et écrivains. La vidéo décrit un paysage désormais inhabité. Contrastant avec Mine, North montre la mine de charbon de Pyramiden, sur l’île de Spitzberg, dans l’archipel du Svalbard, à mi-chemin entre la Norvège et le pôle Nord. Cette mine, elle aussi abandonnée, représente d’une certaine manière l’histoire politique complexe de la région, marquée par la culture soviétique pendant plus de cinquante ans (de 1936 à 1991).
Choisissant ses sujets en fonction de leur potentiel historique, social, esthétique et politique, Ali Kazma produit des œuvres brèves et concises, d’où sont absents à la fois l’artifice technique et l’intrigue. Les actions et les lieux sur lesquels il choisit de travailler sont retransmis au spectateur par l’intermédiaire de la vidéo. Par leur rythme soutenu et leurs nombreux plans de détail, ses films captent l’attention et communiquent leur sujet de la manière la plus directe. Certains abondent en informations sur des sujets spécifiques — dissection anatomique, fouilles archéologiques ou base de l’OTAN transformée en musée militaire —, d’autres peuvent être considérés comme autant de documents de référence soulignant la nécessité de montrer comment évolue la société dans un contexte historique. Il arrive également que le cadrage et le montage des scènes produisent dans certaines œuvres des images proches de l’abstraction (comme par exemple Tea Time, 2017), dans lesquelles les formes peuvent être interprétées sur un plan métaphorique.