Stéphanie Saadé, Paris, galerie Anne Barrault. Jusqu’en décembre 2020.

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Stéphanie Saadé, Paris, galerie Anne Barrault. Jusqu’en décembre 2020.

Née au Liban en 1983, Stéphanie Saadé vit désormais entre Paris et Amsterdam. Son parcours a commencé aux Beaux-Arts de Paris pour se poursuivre à la China Academy of Arts de Hangzhou et se terminer à Maastricht à la Jan Van Eyck.

Il faut découvrir l’œuvre de Stéphanie Saadé qui développe un langage tout en suggestion et en délicatesse. Des rideaux posent, reposent devant les fenêtres. Une bibliothèque arrondie propose des livres. Un grand collier de perles pend du plafond et s’enroule sur le sol. Sobres et silencieux, les objets de l’installation apparaissent pâles, blancs, nacres. Et l’artiste vous livre un univers de fragments d’où se dégagent beaucoup d’émotion. 

Nous publions le texte Choses Sues et Oubliées, écrit pour l’exposition par Natasha Marie Llorens en juillet 2020.

Une forme circulaire constituée de livres déploie, à la vue du spectateur ou de la spectatrice, son armature à hauteur de poitrine. Le dos de plus de deux cents ouvrages tournés vers l’intérieur. Les livres s’avèrent être des éditions d’un seul et unique titre, À rebours, de Joris-Karl Huysmans, publié pour la première fois en 1884. « Le terme décadent (du latin cadere, tomber, décliner), décrit exactement l’anti-héros hyperesthétique, misanthrope et morbide de Huysmans », écrit Bettina Knapp, au sujet du personnage central du roman, le duc Jean des Esseintes (1). Elle attribue au caractère du duc – à « son incapacité à faire face à la réalité, son ennui incontrôlable et sa haine pour une société qu’il considérait comme superficielle, banale, vulgaire et matérialiste » – l’impulsion qui l’a poussé à s’isoler dans une villa de la banlieue parisienne à la fin du XIXème siècle (2).

Dans les années 1880, l’Ancien Monde se meurt et des Esseintes se replie en conséquence sur lui-même, à la surface des objets, se vautrant dans leur artificialité comme une bouée de sauvetage face aux conséquences du changement épistémique dont il est le témoin involontaire. Chaque chapitre du roman circonscrit une phase de la tentative de des Esseintes pour renverser l’ordre des choses. Il dort le jour et s’habille de façon extravagante la nuit. Il plante un jardin avec des espèces d’apparence métalliques, des fleurs vraisemblablement trop vives pour être vivantes. Il fait incruster des bijoux sur une tortue, puisque les pierres précieuses mettent en valeur les motifs d’un tapis qui orne son salon, sur lequel la créature périra plus tard sous le poids des pierres. Après tout, les tortues respirent à travers leur carapace. Effrayé à l’idée de quitter le foyer, des Esseintes se persuade de la futilité du moindre mouvement, « L’imagination lui semblait pouvoir aisément suppléer à la vulgaire réalité des faits (3). » Armé d’une littérature orientaliste appropriée, il est possible de voyager sans effort, depuis le coin du feu, sans jamais perdre en confort.

Des Esseintes se retrouve finalement dans une impasse que reconnaitront les spectateurs et spectatrices ayant vécu les derniers mois de cette année désastreuse, 2020. La surface des choses ne saurait être faite pour compenser la complexité de l’expérience humaine collective. Peu importe la méticulosité avec laquelle vous disposez les fleurs coupées sur la table d’entrée, si votre mère ne peut pas mettre les pieds chez vous pour apprécier la subtilité de leur parfum.

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(1) Bettina L. Knapp, « Huysmans’s « Against the Grain »: The Willed Exile of the Introverted Decadent », Nineteenth-Century French Studies, automne-hiver 1991—1992, Vol. 20, N°1/2, p. 203.
(2) Ibid.
(3) Joris-Karl Huysmans, À rebours, éd. Rose Fortassier, Lettres françaises, Paris, Imprimerie Nationale, 1981, p. 88

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« Cette impasse est traduite formellement par l’installation de Saadé, À Rebours. Sa bibliothèque emprunte la forme d’un anneau, l’édition la plus jaunie du livre de Huysmans jouxte son édition la plus récente. L’intervalle qui les sépare rappelle le caractère cyclique de l’existence et l’inévitabilité de l’achèvement de ce cycle ; la continuité n’a rien d’inexorable.

Il est impossible de ne pas mettre en relation la vision entropique d’À Rebours avec la toile de fond plus récente dépeinte par Jim Muir (4) – vivant comme Saadé à Beyrouth – , le 13 juillet 2020, pour Orient XXI : « un navire précipité par une tempête sauvage contre les rochers, moteur en panne et barre laissée sans surveillance, tandis que sept ou huit capitaines et leurs équipages se querellent sur le pont pour savoir qui doit tirer parti de la cargaison, sourds aux cris de détresse des passager•e•s désespéré•e•s et terrifié•e•s (5) ».

Depuis le début des protestations du 17 octobre 2019, le Liban a connu une année de bouleversements sociopolitiques prodigieux, même sans compter l’apparition de la COVID-19. En pleine crise économique, la plus ravageuse de son histoire moderne, les pénuries de nourriture et de produits de base (carburant, etc.), les coupures de courant et la dévaluation de 85% de sa monnaie sur le marché noir, sont autant de symptômes de l’effondrement du système (6). Au moment de l’écriture de ce texte, les discussions avec le FMI en vue de la création d’une bouée de sauvetage budgétaire cruciale sont tombées à l’eau. « Le coeur de la question est de savoir s’il peut y avoir un but commun dans ce pays », déclare la directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, en se référant largement à la question de savoir si les politicien•ne•s en place accepteront les mesures nécessaires pour protéger les fonds de renflouement en regard de la corruption.

Au milieu de cette tourmente, l’installation de Saadé, The Encounter of the First and Last Particles of Dust (2020), se tourne vers la possibilité d’entrer et de sortir de la maison, même dans des conditions catastrophiques. Des rideaux diaphanes blancs tombent au sol discrètement jaunis par le temps, maculés de taches et de traces accidentelles. Bien que suffisamment épais pour déformer la vision, depuis l’intérieur ou l’extérieur de la pièce, le tissu laisse passer la lumière, un rempart plutôt qu’un refuge face à la tourmente. Ces rideaux si particuliers ont été suspendus dans la chambre d’enfance de Saadé et de son frère, au Liban, pendant douze ans, entre 1983 et 1995, et sont à présent accrochés à Paris dans les vitrines de la galerie. À un continent de distance, ils agissent tel un filtre entre la rue et l’espace d’exposition, protégeant du regard des passant•e•s les délicats objets d’amnésie ou du travail de mémoire de Saadé, sans pour autant les soustraire à la vue.

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(4) N.d.T. : Correspondant britannique de BBC News.
(5) https://orientxxi.info/magazine/lebanon-adrift-in-stormy-seas,4026
(6) https://www.nytimes.com/2020/07/12/world/middleeast/beirut-lebanon-economiccrisis.html

51 rue des Archives – 75003 – Paris – www.galerieannebarrault.com – info@galerieannebarrault.com – Tél 33(0)9 51 70 02 43

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Sur ce support, l’artiste a brodé douze trajectoires comme autant d’années passées dans la pièce où ils étaient accrochés. Les broderies retracent les trajets effectués pendant cet intervalle entre sa maison et celles de ses ami•e•s, ou des membres de sa famille, parmi de nombreux autres lieux emblématiques de l’époque, aujourd’hui fermés, disparus ou démodés. Il n’était pas possible de se mouvoir à l’envi puisque le pays était fracturé en zones interdites. Ces motifs aux épaisses coutures de fil blanc représentent à la fois les endroits accessibles pendant la guerre civile libanaise et les chemins disponibles pour y accéder compte tenu des routes de l’époque et des circonstances. En blanc sur blanc, les lignes et leur visibilité, prises sous différents points de vue, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’espace d’exposition, témoignent de la manière dont une enfant donne sens et fait jouer sa curiosité là où d’autres ne verraient que catastrophe et violence.

Les autres oeuvres de l’exposition répondent au moment présent avec le même empressement à regarder vers l’intérieur, contraint•e•s que nous sommes à exercer notre regard, dans le chevauchement des crises actuelles, sur l’espace de recueillement que viennent matérialiser ces formes. L’installation Memory (2020) est une lanterne magique qui projette des silhouettes archétypales extraites du jeu pour enfants « Memory Junior », produit par une société allemande de jeux éducatifs, fondée en 1883, l’année précédant la première publication d’À rebours – soit exactement un siècle avant la naissance de l’artiste.

Toutes les paires du jeu original ne sont pas représentées, certaines ont été perdues dans l’intervalle. Saadé découpe les contours d’une rose, d’une banane, d’un papillon, d’un cafard, d’un hippocampe et d’autres images sémiotiques fondamentales, en un cube éclairé de l’intérieur. Les proportions du volume sont calquées sur celles de la pièce dans laquelle étaient autrefois suspendus les rideaux mentionnés ci- dessus.

Des silhouettes lumineuses courent le long des murs obscurcis de l’espace d’installation. Les fantômes des formes et des objets autrefois mémorisés à l’intérieur d’une pièce, se rappellent à nous avec la même vivacité et la même déformation inévitable que celle des trajectoires restituées dans The Encounter of the First and Last Particles of Dust. L’une de ces oeuvres projette la perspective de l’extérieur vers l’intérieur, l’autre, la perspective de l’intérieur vers l’extérieur.

 

Memory ne recrée pas les couleurs vives ni la symétrie parfaite du jeu, toutes deux conçues pour exercer la capacité mémorielle du jeune esprit et développer sa sensibilité à un registre esthétique particulier. Pour Saadé, la mémoire n’est pas une répétition mais une projection de l’esprit. L’intention de l’oeuvre ne consiste pas à faire revivre, à la spectatrice ou au spectateur, l’enfance de l’artiste en passant par l’abstraction. Au contraire, la danse giratoire des silhouettes, comme la progression circulaire des volumes d’À Rebours, invite à rejoindre le mouvement. Le jeu des formes (figures, récits, trajectoires) crée un espace ouvert, abstrait, mais néanmoins ancré au sol par les références indicielles faites à l’expérience de l’artiste. Un roman pour la fin d’une époque, des cartes pour un pays en guerre, des formes lumineuses qui vacillent dans l’obscurité (l’électricité a-t-elle encore été coupée ?) – tou•te•s proposent la mémoire comme refuge isolé, comme avertissement ». Natasha Marie Llorens Juillet 2020

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